Pain Woman gives no shits. Pain Woman has stuff to tell you, and she has one minute to do so before she’s too tired. Pain Woman knows things.
Sonya Huber, Pain Woman Takes Your Keys and Other Essays from a Nervous System
Dans la deuxième saison de la télésérie Jessica Jones (disponible depuis mars 2018 sur Netflix), le personnage de Jeri Hogarth, campé par Carrie-Anne Moss, apprend qu’elle est atteinte de la sclérose latérale amyotrophique, mieux connue sous le nom de la maladie de Lou Gehrig, qui entraîne une paralysie progressive de l’ensemble du corps. Sa position dans la firme d’avocats et d’avocates où elle pratique, où elle a même son nom sur la porte de son bureau, est alors compromise. Ses associé.e.s exigent son départ, elle qui a pourtant fait des sacrifices pour atteindre cette place, qui en est une de pouvoir. Or, son «état» lui fait perdre toute crédibilité, et met en péril le rôle qu’elle s’est acharnée à obtenir. Surtout, elle (re)devient vulnérable, et cette vulnérabilité n’a pas d’espace dans un cabinet qui doit performer, qui a des comptes à rendre à ses client.e.s.
Si elle était déjà seule –le personnage est présenté comme une femme forte et indépendante dans la première saison–, la maladie la force à être plus isolée qu’elle ne l’est déjà. Elle cherchera alors le réconfort et le soin auprès d’une nouvelle amie. Cela nous a amenées à réfléchir à la dualité de cette situation: alors que la maladie est quelque chose que l’on vit physiquement seul.e, il s’agit pourtant d’un «état» qui appelle aux autres, car s’il faut certainement prendre soin de soi, il faut surtout être soignée. Ce personnage porte dès lors un double statut: si elle souhaite profondément être seule, elle doit finalement se rendre à l’évidence qu’elle a besoin des autres pour guérir. Sa vulnérabilité nécessite de repenser sa manière de vivre. Or, alors qu’un être malade exige des soins, demande de faire appel à d’autres (ami.e.s, mais aussi médecins, infirmièr.e.s, et autres spécialistes de la santé), les femmes malades, et encore plus les femmes malades en situation de pouvoir, ne sont pas des personnes de qui l’on veut prendre soin, ni faire une place. Il faut plutôt les éviter, voire les évincer –les ostraciser, en somme, pour que nous, corps en santé, puissions continuer à vivre.
Cette femme vulnérable que l’on a portée au petit écran frappe l’imaginaire parce qu’elle en vient à vouloir s’enlever la vie. Celle que l’on nous a présentée, dans la saison précédente, comme une femme puissante, à la tête d’un empire, ne voit aucune autre issue que celle d’éradiquer sa maladie parce que cette dernière n’a de place nulle part. On la force, à travers cet ostracisme, à vouloir se débarrasser de sa maladie. Si les facteurs psychologiques et les traits de personnalité donnés au personnage doivent être pris en compte ici, Jeri Hogarth permet surtout de réfléchir à l’espace qu’occupent les femmes malades dans la société. Si elle-même ne veut pas d’un corps affaibli, ne veut pas l’habiter, c’est sans doute aussi parce qu’on ne la laisse pas le faire, on ne la laisse pas l’assumer, l’investir, le décoder à la lumière d’un langage qui n’est pas celui de la médecine.
C’est cette idée d’espace, du corps malade dans l’espace qui nous interpelle. C’est, plus précisément, le fait de prendre corps qui nous intéresse, pour reprendre le titre du tout récent roman de Catherine Voyer-Léger: «L’anatomie n’a ni ordre ni norme; convoquée au moindre instant, elle a un vécu » (2018). Or, comment vivre dans un corps dont l’anatomie est déficiente? Comment occuper l’espace d’un corps qui se meurt? Encore, prendre corps avec un corps qui sera paralysé (nous insistons sur le temps de verbe), qui ne pourra se mouvoir pour être au monde, qui est «défaillant», ou morcelé, ou abîmé? Comment prendre corps dans l’écriture alors que le corps malade et souffrant glisse hors de toute syntaxe intelligible, qu’il est saturé de signes à démêler? C’est pourtant là une posture que certaines auteures ont choisi de relater. Nous avons donc réfléchi, à travers ce texte, à comment appréhender les corps féminins malades dans leur mise en forme textuelle, que ce soit par des représentations réelles ou fictives, dans le but de les décloisonner et de les installer à l’intérieur d’une filiation. Nous souhaitons proposer que ces corps, soi-disant ingouvernables, peuvent être résistance, que leur vulnérabilité peut être puissance d’agir –au sens où l’entend Butler dans Le pouvoir des mots. Politique du performatif (2004). C’est à partir de cette notion d’espace, de lieu, et, avec eux, de limites, des questions du dedans-dehors, du lisible-illisible, que s’est articulée notre réflexion. Et, puisque nous avons toutes les deux des corps, des corps qui ont une mémoire et un vécu, des parenthèses personnelles se sont insérées entre ces lignes.
«It’s difficult basically any time I try to be inside my body»1: habiter le corps malade
Avec quel corps habiter la maladie? Avec quel corps côtoyer ce qui ressemble à une mise à mort de celui-ci alors que, couché, allongé, il ne peut parfois bouger sans risque que la douleur s’active, que l’état limite du corporel se manifeste, que la chair apparaisse différemment, sous le toucher, sous le regard? Une bosse, un grain de beauté, quelque chose qui n’était pas là hier et qui prend désormais le corps en otage, une barre de fer dans le dos, une douleur comme un choc qui fait retour, un feu qui prend derrière la chair, une pression à un endroit où il était facile d’oublier la présence des nerfs. Comment la maladie se donne-t-elle à lire de l’autre côté de la chair? Et que faire de la douleur que l’on ne peut parfois ni voir ni localiser? Comment, dans ces conditions, écrire la maladie et la douleur quand le «je» n’arrive plus tout à fait à se nommer, à se dire singulier? De quelles manières et avec quels outils discursifs mettre en mots quelque chose qui joue à les détruire et ainsi faire sens de cette interruption biographique qu’est la maladie en essayant, malgré tout, de rétablir une cohérence temporelle? Et, au-delà de ce geste de restauration des normes d’espace et de temps, est-ce que les corps malades et souffrants ne nous révèlent pas plutôt la possibilité de les dépasser et de les découper différemment? Car c’est là, il nous semble, qu’ils se pensent: dans l’ingouvernabilité de l’entre-deux, au-delà des paramètres traditionnels qui façonnent notre manière d’être au monde.
En effet, ils ont le potentiel de faire apparaître les identités autrement, en les faisant trembler suffisamment pour qu’ils révèlent l’impossibilité de penser en logique binaire: ils se déplacent d’un état à un autre, d’une image à une autre, d’un système de signes à un autre, insaisissables et imprévisibles. Sonya Huber, dans son essai The Alphabet of Pain, écrit: «The body in pain is a deviant body that defies expectations, refuses the easy boxes of sick and well» (2017: 30). Les corps malades sont impossibles à fixer dans un seul moule, car trop instables. Ils forcent à revoir notre façon de penser les normes corporelles. Ils sont également pris dans des contradictions qu’ils ne rejettent pas d’emblée. Menacés par la disparition, ils apparaissent néanmoins par la sur-présence et la sur-matérialité de leur chair. Ils confrontent aussi les critères normatifs de la féminité, les désincarnent tout en les incarnant. Chez les représentations (auto)pathographiques que nous allons évoquer, il semble qu’il y ait une autre tension: les «je» mis en récit ont une volonté, d’une part, d’habiter de nouveau un corps soi-disant normé, qui ne souffre plus, et, d’autre part, de reconnaître la teneur politique de leur corps malade. Comment s’en sortir, espérer un après et, en même temps, revenir à la maladie ou à la douleur pour la raconter, la disséquer sans honte, la rendre familière?
«Qu’est-ce que j’ai à perdre, maintenant?»2: le corps condamné de Lorde
Sachant que la maladie et la douleur procèdent à un certain démantèlement des identités (Marin, 2014), l’autoreprésentation du corps féminin malade et souffrant dans les récits autobiographiques permet une réinvention de soi. Ces récits peuvent offrir un espace textuel pour que le «je» performe sa maladie. Mais ce sont aussi des récits qui racontent la difficulté de raconter, tournant parfois autour de la douleur et de la maladie sans les saisir complètement. Pensons au Journal du cancer d’Audre Lorde, dans lequel elle écrit: «Je veux parler de la douleur. La douleur du réveil dans la salle de réanimation, aggravée par une sensation immédiate de perte» (1998 [1980]: 39). Écriture de la perte, en chute libre. Lorde a vécu avec un cancer du sein et du foie, celui-ci métastatique. Il faut comprendre le cancer du sein comme participant du marquage des corps malades en les enfermant dans des contraintes (port d’une prothèse, reconstitution mammaire, etc.) afin qu’ils demeurent intelligibles et puissent être lus comme féminins afin qu’ils continuent de participer au caractère répétitif des normes de genre. Cette idée est d’ailleurs présente dans le texte «White Glasses» d’Eve Kosofsky Sedgwick (1999), hommage à son ami Michael Lynch dans lequel elle inscrit en filigrane son expérience du cancer en établissant un parallèle entre son diagnostic et celui de son ami qui vivait avec le VIH. Elle affirme que si le sida a enfermé celui-ci dans une identité particulière, celle d’un homme homosexuel, son cancer du sein l’affuble d’une identité féminine, la rend femme: «When diagnosed with breast cancer, literary theorist Eve Kosofsky Sedgwick’s first thought was: "Shit, now I guess I really must be a woman"» (Jain, 2007: 504). Il faut donc comprendre que la maladie, dans ce cas-ci, précéderait le genre qu’elle vient confirmer (ou déformer). Si le cancer du sein, dans une conception cisnormative des genres, rappelle aux corps leur féminité, comment est-ce que certaines auteures mettent en récit leur «je» marqué par une maladie qui, tout en réitérant des normes corporelles, semble aussi permettre de les subvertir en ce qu’elle provoque une dé-faite du corps? En ce sens, est-ce que la performance corporelle et textuelle du «je» féminin malade est de l’ordre d’une stratégie de détournement des normes dominantes? Est-ce là que se tracerait une certaine poétique de l’ingouvernabilité?
Nous revenons maintenant à Lorde. Son corps a subi une amputation, une ablation mammaire. Il apparaît comme une confrontation, comme quelque chose qu’il ne faudrait surtout pas voir. Corps altéré et altérité –en soi, puisque duel en raison de la maladie vécue comme intrus; devant les autres, puisqu’il n’incarne pas les normes dominantes–, il provoque un effet sur celui et celle qui le regarde. Elle écrit: «[l]a vérité, c’est que ce sont les autres qui se sentent mieux quand je fourre ce machin dans mon soutien-gorge parce que cela leur évite de se confronter, en moi et en eux, à la question de la mortalité et à celle de la différence» (80). Ce machin: une prothèse qui a comme fonction de dissimuler la mastectomie (donc, d’empêcher toute solidarité entre femmes opérées) et de rétablir l’apparence du corps afin qu’il soit de nouveau perçu comme un corps féminin et en santé. Lorde affirme que le port d’une prothèse serait, pour elle, un geste commis pour rendre les autres confortables, pour les éloigner de l’idée de la faillibilité du corps et pour éviter de déranger cette pensée supposément immuable selon laquelle il n’existerait que deux genres. Ce machin, c’est aussi une prothèse qui n’a ni la bonne couleur ni la bonne forme –il s’agit d’un «tampon de laine rose pâle moulé en forme de sein» (57)– qui tend à reproduire une féminité homogène (laquelle serait libre d’inscription, blanche et hétérosexuelle par défaut, etc.) et à nier la réalité de corps multiples, ceux-là qui apparaissent sur la toile de fond blanche et hétérosexuel. Lorde, justement, fait apparaître ces référents invisibilisés et affirme, en quelque sorte, que son corps malade, noir et lesbien, indéfini et complexe, est toujours au-delà et en deçà de catégories duelles. Il se fraie un chemin hors de la normalité, il dévie constamment des trajectoires tracées d’avance et trace d’autres lignes, autant de points de fuite.
«Je creusais la peau, parce que c’était la seule façon de refuser l’adhésion à un monde confus suintant l’abrutissement»3: manifestations dermiques
C’est aussi, entre autres, par les manifestations abjectes qui surgissent en surface, qui transgressent les frontières dans lesquelles on voudrait confiner les corps qu'apparaît la résistance contre ces mêmes normes de genre, puisque ces maladies sont lisibles. Porter des traces sur la peau est aussi une autre manière de faire voir ce que l’on attend des corps féminins; en marquant sa chair, comme par procédé inverse, on rappelle que c’est une couche lisse et ferme qui devrait les envelopper. Dans La Démangeaison de Lorette Nobécourt, la narratrice est atteinte d’une maladie de peau, le psoriasis, qui est, dès sa naissance, une tare qui l’empêche d’évoluer comme une personne que l’on considère «normale». En effet, sa famille l’enferme dans la maison durant son enfance, et ne veut l’approcher ou la toucher, puis elle vivra son adolescence dans un pensionnat, autre forme d’emprisonnement, un lieu où, par ailleurs, elle se cache dans les toilettes pour s’arracher la peau. Elle cherche donc elle-même, pendant une grande partie de sa vie, à se cacher, à essayer de faire disparaître sa maladie. Or, plus les années avancent, moins cela est possible: le psoriasis est une maladie incurable et les démangeaisons, symptôme chronique de la maladie, sont incontrôlables. Si elle ne peut s’empêcher de se gratter, elle prend également conscience, au fil des pages, que ce sont aussi des mécanismes sociaux qui cherchent à l’empêcher de le faire, puisqu’elle fait partie d’un système incapable de tolérer un corps visiblement malade dans l’espace social. Ainsi, à mesure que progresse le récit, Irène adopte son psoriasis comme un outil de pouvoir lui permettant d’exprimer la colère contre cette norme qui la domestique. Elle en vient donc à s’exposer, à rendre son corps malade visible en se grattant consciemment, volontairement, comme un pied de nez à la société qui cherche à la contenir. Elle fait un usage politique de sa maladie de peau, affichant ses plaies suintantes à la face du monde comme pour inverser les limites. Son dedans devient dehors.
David Le Breton, notamment, a réfléchi à cette idée que la peau doit être appréhendée au-delà de sa simple fonction de contenant. En effet, souvent considérée seulement comme une enveloppe, la peau est pourtant l’unique certitude de l’existence humaine. Sans cette couche tangible, physique, qui contient tout notre être, nous ne serions vivant.e.s: «Phénoménologiquement, l’homme [sic] est indiscernable de sa chair. Celle-ci n’est pas une possession circonstancielle, elle incarne son être-au-monde, ce sans quoi il [et elles] ne serai[en]t pas» (Le Breton, 2000: 225). Ainsi, lorsqu’un trouble dermique apparaît, l’être prend conscience de sa corporalité et réalise que son corps, sa chair, sa peau, plus spécifiquement, vit, qu’elle détient la capacité d’agir. «Je souffre donc je suis», écrit Didier Anzieu dans l’ouvrage Le Moi-peau, à propos des maladies dermiques. Si cette dernière expose au monde extérieur qui l’on est, car elle est la seule chose visible chez un individu et, de ce fait, devient une forme de subjectivité, elle est resignifiée, voire sursignifiée lorsqu’elle est une peau malade; toutefois, elle peut également être réinvestie d’un pouvoir subversif, ce dont fera usage Irène dans le roman de Nobécourt. La monstration du corps malade, des plaies, en l’occurrence, est un outil de pouvoir en ce qu’il permet à la narratrice d’en reprendre le contrôle. La visibilité devient un langage subversif, les marques visibles n’étant pas tolérées socialement; il s’agit, pour Irène, d’investir son espace corporel malade, mais aussi d’investir l’espace social avec son corps malade.
«How do you get people to listen?»4: la parole des femmes* malades
Quel corps écrire alors que la maladie et la douleur le portent au plus près de la dissolution tout en réaffirmant sa présence? Amy Berkowitz, dans Tender Points, un récit autobiographique qui retrace son expérience de vivre avec la fibromyalgie, affirme qu’elle a l’impression de devoir résoudre un casse-tête, un mystère, une énigme qui prend place à des endroits précis qu’elle peut cibler sur la carte de sa chair (2015: 17). Cette idée n’est pas sans rappeler ces mots de Huber: «A puzzle like me is a point of discomfort, a disjoncture, a black hole» (2017: 26). Pour émettre un diagnostic de fibromyalgie, au moins 11 points de pression sur 18 doivent être sensibles et provoquer un inconfort au toucher. Récolter les points numérotés, les additionner, les relier pour que, tranquillement, le contour d’une image se laisse deviner. Press here and I’ll tell you if it hurts (Berkowitz, 2015: 40). Entre la douleur et Berkotwitz, il y a un interprète, une personne en position d’autorité, le plus souvent un white male doctor (2015: 70) chargé de créer des faits à partir de ce qu’il voit. Or, dans un acte de résistance, l’auteure décide d’aller à contre-courant et d’elle-même rendre visibles les données que son corps produit, sans filtre, sans rayons X, sans intermédiaire, d’écrire sur ses douleurs qui sont apparues au moment où elle a commencé à se rappeler d’un viol. Flash-back. Les trous de sa mémoire commencent à se remplir de sens et les douleurs, elles, s’installent dans le corps au fur et à mesure que les événements traumatiques deviennent de moins en moins flous. La douleur des femmes serait, comparée à celles des hommes, inexistante, exagérée. Berkowitz cite d’ailleurs Kathleen Hanna qui écrit: «There’s always the suspicion around a woman’s truth –the idea that you’re exaggerating» (2015: 24). Les hommes, eux, on les croit. Les femmes, un peu moins. Toujours moins. Elle rapporte le souvenir d’un collègue qui s’est fracturé une cheville –à lui, on lui a offert des vœux de rétablissement et des jours de congé– alors qu’elle, de son côté, dut s’absenter plusieurs jours en raison des vagues de douleurs qui déferlaient constamment à travers tout son corps –à elle, on lui a dit qu’elle mentait, qu’elle inventait. Les femmes sont constamment dans l’aveu, mais on ne les écoute pas, et quand on les écoute, c’est pour remettre en doute ce qu’elles disent (Gilmore, 2017). Elles sont rarement prises au sérieux et cette situation est d’autant plus présente lorsqu’il s’agit de femmes de couleur et/ou non-hétérosexuelles et/ou dont l’IMC est jugé trop élevé, de personnes non binaires ou trans, qui peinent à se défaire de plusieurs stéréotypes influençant directement la quantité et la qualité des soins administrés à leur égard. Certaines marques douloureuses et profondes ne peuvent se couvrir d’un plâtre. Il faudrait cesser d’exiger des preuves tangibles et comprendre, plutôt, que la guérison, dans ce cas-ci, ne passe pas par là.
Dès lors, quelles pièces de soi assembler pour que des réponses puissent émerger à travers ce qui persiste à s’incarner en multiples questions? Comment, devant les yeux d’autrui, montrer ce qui ne va pas de soi, une douleur parfois invisible, qu'Andrew Hodgkiss a qualifiée de «without lesion» (2000) et qui se transforme rapidement en un «what’s wrong with you?» parce qu’il n’y a pas forcément d’examens, de IRM ou de scans qui peuvent la confirmer?
«(Some)body remembers»5: écrire et réécrire le récit de la douleur et de la maladie
Sara Ahmed, dans Living a Feminist Life, écrit: «Maybe you are in a hospital, a place you go when something is wrong with you. Rights and wrongs can be health issues. In becoming ill, you have to give an account of yourself: this is what’s wrong with me» (2017: 124). Give an account of yourself. La maladie et la douleur nous donnent-elles le droit de les écrire et de les rendre intelligibles en les posant sur papier, en les disséquant et en les ouvrant, elles, si cachées? Pour ce faire, il faut parfois soi-même prendre un scalpel et retourner notre peau, là où, pour le dire avec Eli Claire, vit aussi un langage (1999: 11). Et moi, comment m’inscrire de l’autre côté, comment prendre avec moi ce que racontent ces femmes qui s’écrivent? Commencer d’abord par écrire ces mots avec ces douleurs qui m’accompagnent déjà au quotidien et qui font que mon corps est à la fois right et wrong: raideur au cou, céphalées de tension chroniques, brûlure près de la tempe et derrière l’œil gauche, tremblements, essoufflement, fatigue, jambes lourdes et engourdies, maux de ventre. Commencer. Toujours refaire le récit, partir du degré zéro de la douleur et de la maladie pour essayer de les comprendre, elles qui ramènent sans cesse à un début, à une genèse dont on ne sait trop vers quoi elle tend. Sentir son corps pour la première fois, la douleur comme un éveil de la chair et de ce qu’elle recouvre. On leur demande, à ces femmes qui ont mal: Où avez-vous mal? À partir de quand avez-vous eu mal? À partir de quand sont apparus les symptômes? Pouvez-vous les identifier, les énumérer? Et elles, de l’autre côté de la table d’examen, elles se demandent: comment ça s’est passé? Quelque chose se met à tourner en boucle.
Et tout commence là, pour moi, quand quelque chose se met à tourner en boucle. Commencer aussi par comprendre que je vis avec un corps en santé. Mais que les maux que je porte sont invisibles, entre les deux oreilles. J’écris ces lignes en sortant d’un cours de yoga, où la prof a demandé à la classe: «Où sont vos blessures? Se nouent-elles dans l’estomac? Ou entre la peau et les os? Dans votre squelette? » Elle demandait de laisser aller le paraître, de ne pas penser aux postures de yoga, de plutôt chercher nos points de vulnérabilité et de les défaire. Il y avait quelque chose autour du comment vivre cette vulnérabilité, comment prendre corps au sein de la douleur; je cherchais à localiser les tensions et à les habiter, alors que l’on travaille plutôt toujours à s’en débarrasser. Puis, a aussi surgi dans mon esprit cette idée de posture, justement. Mais pas de posture de yoga. De posture privilégiée, celle qui me permettait d’être sur mon tapis, dans ce studio, et de pleinement et volontairement sentir la douleur, de m’y installer et de la comprendre. De la laisser prendre corps. Impossible, alors, de ne pas sentir la peau que je porte: blanche, sans trace, dépourvue de blessures, que de minimes cicatrices de mes chutes à vélo. Comprendre que j’habite une posture qui porte une vulnérabilité que l’on ne voit pas à la surface de la peau. J’ai l’impression que parfois, ça se joue là, entre les couches de la chair, où se nichent des troubles invisibles, où la voix se fait plus discrète, elle chuchote et s’installe au creux de la nuque. J’aimerais envisager cette posture comme également subversive, comme des troubles invisibles qui demeurent investis d’une puissance d’agir, pour reprendre les mots de Butler. Des troubles qu’on peut prendre en charge en les identifiant par la parole, ou par l’écriture.
«Imagine the marks of this pain makes me feel better»6: faire trembler l’invisible, le retourner pour qu’il se donne à voir
Y a-t-il une possibilité de dialogue entre les signes visibles –une ablation du sein, par exemple– et les signes invisibles, comme la maladie du personnage de Jeri, comme les douleurs chroniques que personne ne peut suspecter? Comment réfléchir au-delà de la légitimité des uns et de l'illégitimité des autres, parce que ceux-là sont les angles morts de la médecine moderne et occidentale? C’est aussi par la question du traitement et de la durée que l’on peut considérer une certaine «hiérarchisation» des maladies: certaines sont circonscrites dans le temps –on prend des médicaments, on applique des crèmes, on rencontre des spécialistes, on peut, bref, les faire disparaître–, alors que d’autres s’étirent: les douleurs chroniques n’ont aucune temporalité définie, elles peuvent surgir comme elles peuvent cesser, à tout moment. Il en est de même avec ce qui se passe entre mes deux oreilles: invisibles, les symptômes ne sont déterminés par aucune chronologie, aucune durée; ils s’effacent d’eux-mêmes, comme ils peuvent apparaître soudainement, selon le cours des événements. Comment, alors, rendre compte par la parole de maux invisibles?
La voix emprunte un parcours alors qu’elle effectue un trajet de la patiente aux spécialistes, chargés, une fois la réception des symptômes, de déchiffrer et de dévoiler les signes que donne à lire le corps malade. Il arrive aussi que ce corps, avant même de parler, soit déjà un support de discours, qu’il ait une longueur d’avance sur les mots. Le langage prend dès lors diverses formes alors que, pour reprendre les mots de Michel Foucault, dans Naissance de la clinique, celui-ci «autorise la transformation du symptôme en signe, le passage du malade à la maladie, l’accès de l’individuel au conceptuel» (1963: 163). Or, les récits de soi, en contexte clinique, effectuent un retour au corps, un retour à l’individuel, contre et avec toute analyse et intervention médicale qui projettent le «je» malade à l’extérieur de lui-même, le rendent anonyme et qui, par les instruments et technologies modernes, le fragmentent et en rapportent un portrait déconstruit.
S’il y a mouvement de la parole, il y a aussi réappropriation du regard. Pour Foucault, le regard médical «n’est plus simplement regard de n’importe quel organisateur, mais celui d’un médecin supporté et justifié par une institution, celui d’un médecin qui a pouvoir de décision et d’intervention» (129). Ce regard codifié a le pouvoir de creuser et d’accéder à un intérieur du corps. Il n’en effleure plus seulement la surface, il l’investit en l’auscultant à l’aide de dispositifs qui permettent de rendre visible ce qui était auparavant invisible. S’inscrivant dans cette réflexion sur le regard et le savoir, Jackie Stacey, dans Teratologies. A cultural study of cancer, écrit, en dépliant la pensée de Rosi Braidotti, que «new techniques in visual reproduction have intensified the compulsive search for truth through the power of vision» (1997: 155). À titre d’exemple, elle précise que les caméras endoscopiques peuvent être considérées comme le prolongement du regard masculin, blanc et hétéronormatif et s’inscrivent dans une économie de voyeurisme et de surveillance, laquelle se traduit par une volonté de voir, de monitorer et de s’approprier l’image représentée (157). Mais que fait et peut faire la médecine lorsqu’elle ne voit rien? Devant les douleurs chroniques, elle se heurte à des zones d’ombre et ses techniques usuelles ne semblent plus tout à fait efficaces pour les interpréter. À partir de ce hors-champ de la science que les douleurs incarnent, les auteures cherchent à se réapproprier les images discursives produites par le monde médical et à reprendre ses outils afin de leur faire dire autre chose. Elles (re)négocient, à travers le langage littéraire qui redonne au corps malade une possibilité de faire sens différemment, le langage de la science, celui-ci réifiant le corps. Les représentations (auto)pathographiques sont ainsi au centre de cette double vision, dans et hors les technologies médicales qui reconduisent, entre autres choses, les dichotomies corps sain/corps pathologique, ce qui est right or wrong, pour faire un clin d’œil aux mots d’Ahmed cités plus tôt.
«We are unbreakable in our brokenness»7: vers une résistance des corps féminins malades brisés
Les corps féminins malades travaillent ainsi depuis les marges, décentrés, et sont essentiellement des représentations construites par la médecine et ses dispositifs (de contrôle et de surveillance). Mais leur ingouvernabilité apparaît au moment où ils parviennent à installer un récit, linéaire ou non, troué ou non, à partir de leur posture énonciatrice qui est constamment en mouvement (et, pourtant, confiné, à la fois) et, donc, à dire que l’incommunicabilité de la maladie et de la douleur peut être dépassée, déjouée. Ces femmes reprennent voix, sortent de l'innommable et affirment, en quelque sorte, que si le langage n’est pas assez juste ou fait défaut face à ce qu’elles vivent, elles peuvent le détourner, le contaminer, le rendre hybride. Certaines nous font aussi comprendre que même si la médecine a pour fonction de réparer leur corps et de leur conférer, de nouveau, un certain degré de normalité et de fonctionnement, celui-ci n’a pas toujours besoin d’être raccommodé. Comme le précise Huber, auteure qui vit avec la polyarthrite rhumatoïde, «pain is [her] new normal» (2017: 50). Elle ajoute que les corps souffrants «[are] no longer living by the standards of normal bodies» (56). Il leur faut donc trouver de nouvelles manières de se dire et d’exister dans un monde qui rend difficile toute navigation fluide puisqu’il n’est pas façonné pour eux. Malgré l’urgence, pour plusieurs, de faire peau neuve, peut-être qu’un corps brisé peut demeurer un corps brisé. Johanna Hedva, dans sa sick woman theory, écrit: «You don’t need to be fixed, my queens –it’s the world that needs the fixing» (2016). Dans ce renversement de perspective, nous aimons penser qu’il y a un germe de résistance et un potentiel d’investissement sémantique de ses propres ruines. Ahmed, dans le même ordre d’idées, nous invite à penser autrement la fragilité des corps:
Perhaps we need to develop a different orientation to breaking. We can value what is deemed broken; we can appreciate those bodies, those things, that are deemed to have bits and pieces missing. Breaking need not be understood only as the loss of integrity of something, but as the acquisition of something else, whatever that else might be. (2017: 180)
En écrivant ce corps de moins en moins habitable, les auteures le font apparaître et se (re)donnent le droit d’y entrer. Alors qu’on veut l’effacer, le rendre transparent, qu’on refuse de le regarder, et, en même temps, qu’on cherche à le scruter, qu’on exige qu’il soit contenu dans une surface intacte et intouchée tout en se permettant de le prendre entre nos mains comme un objet, elles le font exister et, à partir de lui, de ce lieu de paradoxes, elles résistent, se (ré)inventent comme elles l’entendent.
Il semble aussi que la puissance d’agir est possible avec un corps qui n’est pas visiblement malade, c’est-à-dire qui ne porte pas les signes, les traces d’une maladie. Revenons à Jeri Hogarth, dans Jessica Jones: elle choisit, au final, d’affronter ses collègues et de laisser apparaître, ou de faire vivre, son corps malade dans l’espace. Si sa maladie n’est pas visible, elle n’en est pas moins un outil subversif. En effet, Hogarth fait en sorte que ses partenaires d’affaires soient forcés de démissionner (par une sorte de manigance administrative). Le pouvoir de son trouble corporel advient alors qu’elle l’utilise, qu’elle habite son corps malade: «I won’t let anybody or anything take control of me», affirme-t-elle. Sa vulnérabilité devient résistance, pouvoir face à ses collègues. Si, au départ, elle vit sa maladie comme une défaite face à son corps, comme une faiblesse, elle la transforme, au final, en une puissance d’agir, en un savoir inédit sur elle et sur les autres. En effet, ce ne sera plus la maladie qu’elle cherchera à vaincre, mais le regard d’autrui sur son corps, celui de ceux et celle qui ont conscience de l’effet qu’aura la dégénérescence de sa musculature, de son anatomie. Cela n’importe plus: son corps malade arrive à prendre sa place, viscéralement, parce que, nous dit Jeri, «[y]ou should be very afraid of the women who has absolutely nothing left to lose».
Doré, Gabrielle; Bélanger, Jennifer. 2019. Corps malades, corps souffrants: (in)visivilité et vulnérabilité. Femmes ingouvernables: postures créatrices. Cahier virtuel. Numéro 5. En ligne sur le site Quartier F.
https://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/corps-malades-corps-souffra….
Ahmed, Sara. 2017. Living a Feminist Life. Durham. Duke University Press.
Anzieu, Didier. 1995. Le Moi-peau. Paris. Dunod.
Berkowitz, Amy. 2015. Tender Points. Oakland. Timeless, Infinite Light.
Butler, Judith. 2004 [1996]. Le pouvoir des mots. Politique du performatif. Paris. Éditions Amsterdam.
Claire, Eli. 1999. Exile and Pride: Disability, Queerness, and Liberation. Cambridge. South End Press.
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