Dire que la grande crise a tout changé est devenu un cliché ridicule. Même si une ancienne tradition de fiction des 20e et 21e siècles s'est penchée à spéculer et à extrapoler (certaines églises Roméristes et Brooksiennes diraient même prédire) un tel sujet, il va de soi que l’événement a pris une ampleur que peu d’experts auraient pu prévoir. Certes, la disparition soudaine de la haute technologie, de l'économie globale et des grands systèmes politiques a bel et bien eu lieu, ce qui a eu pour effet de modifier radicalement la vie sociale. Mais si nous sommes parvenus à rétablir un certain ordre politique à travers des micro-communautés et une marchandisation des biens par un troc sophistiqué, l'apport à la culture s'est trouvé grandement changé et même, à la surprise de tous, enrichi. En effet, si les bouleversements qu'a connus le monde ont complètement transformé notre manière de vivre et d’échanger, ils ont surtout influencé notre mode de penser, d'être ou même d'inêtre pour paraphraser certains inexistentialistes. La chute des technologies de communication a privilégié un retour drastique à l'oralité et au culte du manuscrit. Puisque les possibles occupations récréatives se sont drastiquement raréfiées, les exercices de pensée telles la transmission et la création de textes théoriques et fictionnels sont devenus des passe-temps traditionnels. Certaines familles se sont spécialisées dans la pratique de traditions autrefois désuètes, mais maintenant très valorisées de copistes et de conteurs. Avant d'aborder plus en détail les répercussions qu'a eues la grande crise mondiale sur la fiction, il est nécessaire de se pencher sur les changements révolutionnaires qu'elle a engendrés au sein de l'idée même qu'on se fait de la pensée et des différentes conceptions d'êtres interhumains qui en découlent.
Il est effectivement devenu impossible de parler d'une seule humanité; le terme même d'humanité étant devenu dérisoire, tellement il correspond à une autre époque, à une réalité révolue, ou révoluité comme dirait le récemment reconstruit Jacques Derrida. L'apparition d'un autre type d'humain, de parahumain, nous interdit de parler d'une seule nature humaine. Il était devenu nécessaire de trouver un mot plus neutre, plus sérieux et surtout plus juste et égalitaire pour le sujet qu'on appelait auparavant «l'autre» ou «le zombie». Le mot zombie est devenu très négativement connoté et même si certaines variations du mot demeurent profondément ancrées dans la langue française, le mot en lui-même paraît très archaïque, datant d'une autre ère, pendant laquelle une bipartition entre «nous» les vivants et «eux» les morts, les ennemis à abattre, favorisait un comportement de survie certes, mais néanmoins perçue aujourd'hui comme nécrophobe. Marie-Morte Pelletier, fondatrice de l'école déshumaniste utilise le terme über-humain, alors que ses disciples préfèrent plutôt parler de néo-humains, allant même jusqu’à clamer qu'il s'agit du véritable achèvement du posthumain, autrefois désignant surtout la possibilité d'une humanité cybernétique ou clonée. Nous en sommes bien loin aujourd'hui.
D'autres, comme Jacques Machette, préfèrent le terme parahumain, datant de la première période du postvivant, terme qui sera adopté ici, bien qu’il nous éloigne fortement de sa classification bipartite de la dimanité. Selon Machette, la dimanité serait composée de l'humanité vivante et de l'humanité post-vivante qui constitueraient les deux extrêmes de ce que la nouvelle humanité est devenue. On penchera plutôt ici vers la position de Carl Hemoglobine-Bouchard qui parle plutôt d'interhumanité, c'est-à-dire une coexistence et une participation égale des vivants et post-vivants à la constitution de l'espèce humaine, plutôt qu'une séparation dualiste des deux. Hemoglobine-Bouchard prétend dans son nouveau best-troqué, Métaphysique de l'interhumain: dépasser le diffèrent, qu'il faut
oublier la dichotomie précataclysmique, puisque l'humain n'est plus une entité homogène fixe. Le post-vivant n'est pas une autre race ni un autre genre, il est une autre version du vivant, ni meilleure ni pire, c'est son même et son altérité. Il n'est d'ailleurs pas innocent que les termes d'altérité et de même soient pratiquement devenus des synonymes tellement nous nous sommes éloignés de la culture du diffèrent, et adhérons plutôt à celle du multiple.
Ces réflexions servent à mettre en lumière la nouvelle réalité qui découle de la grande crise. L'amenuisement de l'état de guerre constante entre les vivants et les postvivants a permis une nouvelle vision des rapports intellectuels entre les deux. Bien que quelques extrémistes continuent à prêcher la destruction totale des postvivants, la majorité convient que c'est non seulement impossible, mais également non souhaitable depuis qu'il est admis que les postvivants peuvent tuer juste assez pour se nourrir, et les vivants pour se défendre. L'antagonisme entre les deux demeure donc, mais de manière moins hobbesienne qu'on aurait pu le croire. Considérer le postvivant comme l'autre a longtemps contribué à freiner le développement social et intellectuel de la collectivité. Concrétiser tous les efforts possibles à détruire une partie de l'interhumanité nous empêchait non seulement de nous concentrer sur la reconstruction d'une métacivilisation (le concept de civilisation fait également partie d'une révoluité, puisque la civilisation incarne ce qui était propre à l'humanité archaïque d'autrefois, et n'est réductible aujourd'hui qu'à une simple étape historique à franchir), mais avait également pour effet de nous pousser à ignorer toutes les contributions conceptuelles ou physiques qu'aurait pu nous apporter la communauté postvivante. À titre d’exemple, il suffirait de nommer l'ouvrage demeuré longtemps dans l'oubli, mais maintenant redécouvert et considéré comme une référence dans le domaine parahumaniste: La condition postmortem de Jean-François Lyotard II: Le-Retour, dans lequel il postule que
même la remise en question et le désenchantement du postmodernisme n'ont réussi à atteindre qu'une infime parcelle du débalancement inféré par le postmortemisme. Il ne s'agit plus de tendre vers la rupture, ou même vers la rupture de la rupture, mais plutôt de réunir toutes les lignes centralisatrices et régulatrices envers une seule et même visée: le cerveau....cerveau...cerveau.
Pourtant, ce dualisme intellectuel séparant les vivants des postvivants a longtemps perduré, allant jusqu’à faire perdre de vue les autres inégalités sociales, en particulier celles des autres minorités. La guerre sans merci livrée aux post-vivants a unifié toutes les races, religions, genres et orientations sexuelles. Nous n’irons pas jusqu'à dire que la discrimination a totalement disparu, mais ce ne serait qu'une légère exagération, à l'exception bien sûr de la communauté postvivante, envers laquelle certains préjugés persistent. Il n’y a pratiquement pas de conception de différence chez les postvivants, aucune idée de race ni de genre, la sexualité étant inexistante chez eux (à quelques exceptions près).
Alors que les post-vivants passaient autrefois pour des bêtes dénuées de bon sens et d'esprit, on s'était rendu peu à peu compte qu'ils conservaient une certaine partie de leurs capacités, ainsi que des habitudes de leurs vies antérieures. La sélection naturelle faisant son effet, les post-vivants qui survivaient le mieux et qui s'adaptaient le plus efficacement étaient ceux qui réussissaient à reproduire ne serait-ce qu'une parcelle de leur existence presthume. Ceux qui avaient jadis été des motards pouvaient par exemple avec un grand effort et une pratique prolongée faire démarrer une moto et parfois même la conduire. Et les post-vivants qui gagnaient leur vie d'autrefois en écrivant et philosophant réussirent tant bien que mal à poursuivre leur démarche de penseurs (quelques-uns qualifient ce terme de discriminatoire, car, disent-ils, l'activité cérébrale du postvivant serait aux antipodes de ce qu'on comprend de la pensée du vivant...mais nous ne nous pencherons pas sur ce débat houleux qui continue, encore aujourd’hui, de semer la discorde). Certains s'habituèrent assez rapidement à leur nouvelle condition. Nietzsche Le Recommencement, par exemple, voit dans le postvivant la confirmation de la volonté de puissance et avance de belles idées sur l’avènement du surposthumain. Le retour à la vie a ainsi permis à certains philosophes morts depuis belle lurette de mettre à jour leurs systèmes. Descartes a officiellement reconnu l'échec du cogito dans son dernier ouvrage, Le Dîner de la méthode, et Kant Le Sensible, réalisant que son œuvre ne permettait plus de rendre compte de la totalité de la réalité contemporaine, a cru nécessaire d'écrire sa désormais célèbre quatrième critique, La Critique de la raison putréfiée.
Comme on a pu le remarquer dans les titres et citations mentionnés plus haut, le néopenseur posthumain est continuellement dans la tension entre ses instincts posthumes (dévorer de la chair fraîche) et la volonté de reconstruire sa condition d'avant la mort, c'est-à-dire tendre vers une condition métacivilisée se rapprochant du vivant, et tenter de retrouver ses pleines capacités analytiques d'avant sa mort. Il va de soi qu'il n'y a pas une seule tendance, et que bien que certains penchent plus vers un côté, d'autres se laissent complètement aller à leurs instincts nouvellement acquis. Cela se reflète également dans la fiction interhumaine qui est généralement moins dépendante d'une vision théorique englobante. La production artistique s'est énormément transformée depuis la dernière guerre, ne serait-ce que par la diminution des moyens de production. Les disciplines nécessitant des ressources matérielles considérables, tel le cinéma, ont pratiquement disparu alors que d'autres comme le théâtre et la bande dessinée ont engendré une renaissance du minimalisme. Le cinéma a toutefois connu une résurrection littéraire quelque peu contestée: alors que pratiquement toutes les pellicules, disques et autres formats ont disparu ou sont devenus inutilisables par manque de moyens, les anciens films et séries télévisées ayant marqué nos ancêtres sont relayés de génération en génération par tradition orale. Parfois, ces récits ont été retranscrits pour être figés par écrit, mais il est rare qu'une seule version consensuelle existe, à l'exception bien sûr des histoires ayant atteint un statut de culte, comme l’église de la Pulpe, ou le Diehardisme.
Suite à la grande crise, la littérature a pris un certain temps à s’installer dans le quotidien. Dans les premiers temps, la survie et les occupations essentielles à celle-ci ont accaparé tout le temps et l’énergie des premiers colonisateurs interhumainitaires. Une fois que les premiers besoins se sont trouvés assouvis dans les microcommunautés, et que chacun a pu commencer à chercher un moyen de contribuer à la collectivité, les artistes se sont fait connaître. Au début, beaucoup de particuliers ont tenu de carnets relatant leurs expériences de survivant. La plupart de ces écrits n'ont malheureusement pas été conservés. Les gens étaient assoiffés de divertissement et d'évasion; tout ce qui les confrontait à la dure réalité qu'étaient devenues leurs vies ne les attirait guère. Des récits d'anticipation utopiques, dont les plus connus sont Le village de nulle part de Jean-Victor Lamarche ou Le temps des délices de Pierre Desforges, se sont rapidement propagés, et sont aujourd’hui considérés comme les premiers récits postcataclysmiques conservés. Ce ne sont là que les premières tentatives de reconstruction d'une nouvelle littérature, souvent peu consciente d'elle-même, qui ne possèdent qu'un intérêt historique. Assez rapidement, on vit apparaître une nouvelle génération de conteurs mêlant les anciennes traditions avec les réalités contemporaines, parfois dans un but parodique, comme La petite fille qui vendait des mitraillettes, ou Le petit chaperon ensanglanté, parfois dans un désir sincère de moderniser les classiques, comme en fait foi La corriveau décomposée.
Les longs romans ont pris du temps à s'imposer de nouveau comme la norme, d'autant plus que les genres littéraires ont été chamboulés par la crise. Les anciens genres comme le réalisme ou le fantastique n'avaient plus grande actualité, ne serait-ce que par le changement que connut notre conception de la réalité et du surnaturel. Certains auteurs, comme Patrick Latroce, ont pris le pari de redonner vie à un réalisme classique précataclysmique (parfois également appelé négationnisme positif) en faisant comme si le grand conflit n'avait jamais eu lieu. Pour d'autres, le réalisme incarne une valeur obsolète, vide et dépassée. D'autres encore, tel Eric Lasentinelle, considèrent que la réalité contemporaine étant devenue un genre littéraire ou cinématographique, la division entre la fiction et la réalité est désormais superflue, ce qui annoncerait la mort du genre en faveur d'une hybridation entre la vie et la diégèse. Cette position qui a beaucoup fait jaser était sans doute une provocation de la part de Lasentinelle, mais le fait demeure que la plupart des anciens genres ont sombré dans l'oubli, à l'exception de l'autofiction, cannibalisée parfois par la nécrographie. Les romans à grand déploiement refont peu à peu surface, et cela est dû principalement à l'apport des écrivains postvivants dont les œuvres n'ont réussi que très dernièrement à franchir des préjugés nécrophobes et à acquérir le statut littéraire qu'elles réclamaient depuis longtemps.
Comme pour la théorie, la fiction interhumaine s'est trouvée enrichie par le retour de certaines figures crues perdues à jamais. Parfois, le retour est décevant, et les auteurs ont du mal à s'habituer à leur nouvelle condition. Balzac-Larésurrection par exemple, a cru nécessaire de revoir en entier sa comédie humaine, car celle-ci ne reflétait plus sa réalité, ce qui a donné des résultats discutables versant dans le sensationnalisme de bas étages comme Le Père Gore, La Peau de Chakra, ou Splendeur et misères des steaks. Quelques écrivains qu'on savait autrefois prolifiques, n'étant plus pressés par le temps ou par le besoin de gagner leur vie, ont adopté un rythme d'écriture assez long. Bien qu'il fasse plusieurs dizaines d'années que Proust ait recommencé à écrire, on attend encore le tome huit de sa recherche, prétendument plus pataphysique que les autres, Le temps reperdu derrière le sofa. Quelques autres n'ont absolument rien changé à leur style, tel que le démontre Nelly Arcan dans son dernier roman, Morte. D'autres encore ont apporté une nouvelle lumière à leur œuvre, déjà assez riche, comme René de Bunkerbriand et ses Mémoires cette fois littéralement d'outre-tombe. Enfin, la vague posthumaine nous a amené quelques nouveaux talents très prometteurs, comme le démontrent les romans existentialistes de motards de Sonia Latex ou encore la poésie cannibale du collectif Rimes en Couperet. Tout cela n'est, bien sûr, qu'un bref panorama d'une vaste production qui n'a connu que très dernièrement une phase prolifique. Gageons que ce n'est qu'un début, et qu'on aura encore longtemps de quoi se mettre sous la dent.
Nonveiller, Boris. 2018. Introduction aux théories et fictions interhumaines: transcender la limite du vivant. Titres manquants. Cahier virtuel. Numéro 4. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/introduction-aux-theories-et…