Trollstoïry, ou la brève histoire d’un mouvement d’appropriation littéraire sauvage

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Dans un manifeste perdu, mais dont le contenu continue de circuler sur l’autoroute de l’information, une formation du nom de Trollstoï (collectif occulte pratiquant l’art du trolling dans les lancements littéraires) affirme vouloir «exposer les coulisses des apparences, créer une confusion orchestrée, procéder à un détournement d’attention médiatique.» (2014: 2) Les interventions du mouvement visent à déstabiliser le trop facile lien d’appartenance entre les œuvres et les personnes qui les auraient présumément écrites. 

Cette carte, incluse dans le manifeste, indiquerait la zone d’action du mouvement, mais nous doutons de sa véracité en raison du nombre peu élevé de lancements littéraires qui ont lieu dans ce périmètre. Peut-être s’agit-il du trajet entre les diverses antennes du mouvement. Rien n’est moins sûr.

 

 

Précisons que Trollstoï est une alliance tripartite, féminine, dont la structure s’inspire des troïkas russes politiques du vingtième siècle. Selon ses prétentions, cette entité tricéphale souhaite faire voler en éclats le modèle de la dédicace rédigée par l’Auteur (maître intouchable, immobile, armé du stylo fertile) à l’intention du lecteur (petite chose timorée, avide, à la présence éphémère). Les témoignages des victimes de Trollstoï font état d’actes d’appropriation sauvage; de fait, les dissidentes se présentent aux lancements en utilisant au besoin déguisements et accessoires, sortent parfois des exemplaires des livres qu’elles ont probablement reçus par service de presse —puisqu’on les soupçonne de tenir plusieurs blogues de critique littéraire servant de paravent aux activités de Trollstoï— et dédicacent ces livres en se glissant dans la foule. 

Un grand média a par ailleurs pris l’activiste Sarah L. en photo croyant qu’il s’agissait d’une autrice dont le livre était publié lors d’un lancement collectif d’une grande maison d’édition. Le potentiel de méprise était grand: Sarah L., en effet, dédicaçait en toute confiance un livre écrit par un homme en y ajoutant un baiser. L’appropriation était ainsi scellée, par l’apposition des lèvres de l’activiste sur l’œuvre qu’elle n’avait pas écrite. 

L’objectif du mouvement est par ailleurs de multiplier les instances autorisées à se réclamer d’une œuvre. De fait, Trollstoï ébranle le socle des certitudes et des croyances liées aux dédicaces procédant systématiquement d’un mouvement hiérarchique vertical, pour revendiquer une appartenance communautaire des œuvres. Car sans communauté de lecteurs, point de vie pour les œuvres. Trollstoï estime ainsi que les lecteurs travaillent aussi fort, parfois même plus que les auteurs, et qu’en ce sens, leur apport à la vitalité de la littérature n’est pratiquement jamais reconnu, voire évacué par certains auteurs. Qui n’a jamais eu ce sentiment de vide abyssal devant un auteur enchaînant les dédicaces dans un salon du livre? La posture du maître assis en amont de la table par rapport à celle du lecteur, quémandeur furtif à qui personne n’offre de s’asseoir, car nul ne souhaite qu’il s’attarde. Qu’il achète et qu’il parte! Trollstoï estime que ce traitement avilissant, aux infects relents de bourgeoisie du dix-neuvième siècle, devrait être remis en cause. Plusieurs solutions sont proposées dans l’ouvrage Trollstoïry, notamment la dédicace inclusive, qui consisterait à réécrire une phrase de l’ouvrage avec le lecteur, l’ajout d’une chaise à côté des auteurs et autrices afin de permettre aux lecteurs de reposer leurs jambes et de converser d’égal à égal (être forcé de rester debout découlant des impératifs de fluidité et de circulation constante imposés à la masse, à la plèbe lectrice), et autre solution, la dédicace conjointe. 

Même si le modus operandi du groupe se fonde sur une répartition des tâches entre trois activistes (officiellement, car nous suspectons qu’il s’agit d’une troïka de façade), les œuvres qui font l’objet d’appropriation sont toutes attribuées à Sarah L., instance symbolique et corps mouvant qui accueille en son sein anonyme toutes les actions visant à ébranler le système, favorisant ainsi une réelle équité entre tous les actants du livre qui participent à la vie de son contenu. 

Ces procédés et astuces employés à des fins révolutionnaires le sont donc par un mouvement qui souhaite le déboulonnement des statuts auctoriaux modernes. Ainsi, Trollstoïry est, par sa nature même, un ouvrage dont les pages s’écriront au fil du temps et des interventions sur le terrain.

Je conclus par un extrait significatif du manifeste:

Nous serions horrifiées de revendiquer quelque droit que ce soit sur ce mouvement. Il doit partir de la base; se nourrir du sentiment d’humiliation des lecteurs qui en ont assez de l’aplaventrisme. Les mains sales des lecteurs qui s’échinent à tourner des pages gorgées d’encre noire, leurs yeux fatigués de scruter des écrans trop éblouissants, les bouts de doigts usés par le défilement des textes virtuels, sans parler des funestes coupures aux entredoigts causées par l’utilisation de papier de plus en plus mince par souci d’économie, au détriment du bien-être et de la santé des lecteurs trop dociles, trop conciliants. Cela doit cesser. Auteurs et lecteurs sur un même plan. Aussi, est-ce que je pense donc je suis, où ne suis je pas davantage lorsque je suis pensé, vu, lu? Allez dans les lancements! Achetez un livre, signez-le, faites-le signer par d’autres et offrez à boire à l’auteur. Épuisez les figures geôlières de la création. (22)
 

Pour citer

Fortin-Laferrière, Marie-Ève. 2018. Trollstoïry, ou la brève histoire d’un mouvement d’appropriation littéraire sauvage. Titres manquants. Cahier virtuel. Numéro 4. En ligne sur le site Quartier Fhttp://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/trollstoiry-ou-la-breve-hist…

Référence bibliographique

L., Sarah. 2014. Trollstoïry. Circa. Éditions de la mitaine perdue.

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