Tu n’es pas un Ghostbuster

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Le crayon à la main ou devant ton clavier, tu ouvres le temps, certaine d’y trouver tes matières à inquiétude. Pour ne pas t’écraser sous le poids des choses à venir, tu décides de te plonger dans ton passé. Ton passé plutôt tranquille, où tu retrouves une pléiade de petites histoires, des histoires lointaines et sans conséquence dans la suite de faits divers qui jalonnent le cours de ta vie ordinaire. 

Ton intérêt s’attache aux histoires de fantômes que ton père et tes oncles te racontaient quand tu étais petite. Souvent, ces récits visaient à te faire rire, tu t’en souviens, mais parfois, tu sentais chez ces hommes le besoin d’évacuer le trop-plein d’inquiétude que leur avait causée un craquement inexpliqué ou un objet déplacé apparemment sans l’intervention d’une personne de chair et d’os. Te faire raconter des histoires de peur était un jeu pour toi et tu n’avais jamais compris pourquoi un de tes oncles prenait tellement au sérieux les histoires de fantômes. De ton point de vue, tout ce qu’il n’arrivait pas ou ne voulait pas expliquer, comme tout le monde, par un simple courant d’air, par une fenêtre ou par une porte mal calfeutrée, il le transformait en preuve qu’un fantôme habitait bel et bien sa maison. Toi, avec ton esprit rationnel que tu aiguisais chaque jour un peu plus, on ne t’y prendrait pas.

Mais ta raison avait besoin de pauses et tu te souviens qu’au cœur de ton adolescence, ton plaisir à te faire raconter des histoires de fantômes avait grandi. Un plaisir qui s’alimentait à la peur qu’elles faisaient nécessairement naître en toi. Dans ce passé qui est le tien, tu essaies de reconstituer le cours de tes histoires avec les fantômes. Tu repenses à tous les films de peur et de maisons hantées qui ont ponctué le temps immense de ta jeunesse. Tu te souviens des esprits maléfiques qui habitaient la maison dans Poltergeist, tu te souviens du sang qui coulait sur les murs d’Amityville et de celui qui se déversait dans les couloirs de l’hôtel dans The Shining. Tu te souviens des deux jumelles, bien sûr, et des morts hantés par les vivants dans The Others. Tu te souviens plus que tout du fantôme de cette horrible petite fille qui sortait de la télévision dans The Ring pour annoncer une mort qui viendrait dans sept jours. Celui-là fut l’un des derniers films de peur que tu te sois permis d’écouter. Ta terreur avait été telle pendant toute la semaine qui avait suivi et tu t’étais tellement trouvée ridicule que tu avais fini par conclure: plus jamais!

Il existe pourtant une histoire de fantômes à laquelle tu retournes toujours, un conte qui se présente à toi chaque année, aussi sûrement que revient décembre: A Christmas Carol, par Charles Dickens. Tu pourrais n’y voir qu’une histoire pour les enfants, tu pourrais hausser les épaules devant ce conte naïf plein de bons sentiments, ces sentiments suspects que tu te sens obligée d’éprouver, parfois malgré toi, le jour de Noël. Pourtant, ce Chant de Noël de Dickens te parle. Peut-être est-ce parce que tu voudrais au fond que tous les Ebenezer Scrooge de la terre se fassent hanter par les esprits de Noël et, d’êtres avares et égoïstes, qu’ils deviennent tous des hommes généreux et bienveillants. Pourtant, tu sens que l’important dans ce conte n’est pas le passage de l’avarice à la prodigalité. Ce qu’il y a d’exceptionnel, c’est que les fantômes n’y apparaissent pas simplement pour terrifier. La présence des fantômes y inquiète, certes, mais permet aussi une transformation du personnage vers une pensée et une vie plus juste. Et contrairement à la plupart des histoires de fantômes, le conte ne se termine pas au moment où les tourments des morts sont résolus, ou lorsque les fantômes ont accompli leur vengeance, mais quand sont réglés les problèmes du vivant, de la personne qui est hantée. Tu retiens de ce conte qu’il y a certainement quelque chose à apprendre des fantômes. Ce n’est pas seulement à Scrooge que le fantôme de Marley s’adresse, mais aussi à toi qui veux écrire, quand il dit: 

C’est pour tout homme [pour tout humain, traduis-tu] […] une obligation que de se mêler par l’imagination à la vie de ses semblables et d’étendre en tous sens son universelle sympathie; si son âme s’y refuse pendant la vie, il ne peut y échapper après sa mort. Il est condamné à errer de par le monde […] pour être le témoin de ce qu’il ne peut plus partager, de ce qu’il aurait pu partager sur la terre et transformer en source de bonheur (Dickens, 2012: 59). 

Devant ton crayon ou ton clavier, tu ouvres le temps. L’heure vient de convoquer les fantômes pour que par ton imagination tu te sentes liée à la vie de tes semblables. Témoin, tu le seras toi aussi, mais tu conjureras la mort par des traces écrites. Tu partageras quelque chose et tu t’accrocheras à l’idée du bonheur, d’une lumière à transmettre. Avec Scrooge transformé, tu te répéteras: «Je vais vivre dans le Passé, le Présent et l’Avenir» (ibid.: 141).

*

Dans ton film à toi –souviens-toi qu’adolescente, tu voulais aussi réaliser des films engagés qui allaient transformer le monde– il y aura une immense maison hantée avec du sang sur les murs. Cette maison contiendra le souvenir des temps passés. Elle craquera, elle grondera, elle criera et tiendra tout juste sur sa charpente. Dans cette maison, on errera la peur au ventre. Une inquiétude lancinante pour ce qui pourrait être mais n’est pas encore occupera les esprits. Car, trop pleine du souvenir des temps passés, ta maison sera ouverte sur les temps à venir. Hantée par le passé, elle le sera bien plus sûrement par le futur. L’invisible y battra des ailes comme un papillon de nuit paniqué cherche la lumière.

Dans ton film à toi, il y aura ta jumelle. Elle te parlera comme elle le fait en ce moment, à mener la narration de cet essai et à vouloir faire de toi une écrivaine. Reprenant les mots d’Anne Dufourmantelle, ta jumelle te demandera: «Que l’on soit habité par un souvenir ou visité par une voix défiant la mort, comme les apparitions spectrales des romans anglais du début du siècle, n’est-on pas toujours hanté au fond par soi-même? Je veux dire par son propre double?» (Dufourmantelle, 2014: 254). À ce questionnement mystérieux, tu répondras qu’il est vrai que tu as toujours en tête celle que tu aurais pu être, n’était-ce un lieu de naissance situé plus au nord, plus au sud, plus à l’ouest ou plus à l’est, n’était-ce à peine quelques années ou quelques dizaines d’années plus tôt ou plus tard. Tu penses aussi à celle que tu pourrais devenir si tous tes privilèges, tu en es bien consciente, t’étaient retirés. Ce double qui te hante te conduit ainsi vers les autres. Chez les autres, tu es certaine de pouvoir trouver toutes celles que tu aurais pu être et toutes celles que tu pourrais devenir. Ce sont elles qui t’appellent, et c’est pour elles que tu écriras ton film.

Dans ton film à toi d’ailleurs, tous les rôles principaux seront occupés par des femmes. Tu n’es pas certaine de pouvoir bien faire parler les hommes et, de toute façon, ont-ils vraiment besoin de toi pour prendre la parole? À ces femmes qui peuplent ta maison hantée, tu veux leur laisser dire leurs histoires pour qu’elles cessent de ne résonner qu’en sourdine et de travers dans l’Histoire écrite par les hommes. Comme si ces histoires n’existaient pas vraiment, comme si elles étaient des fantômes d’histoires. Dans ton film, tu les écouteras, tu y répondras et tu attesteras de leur existence.

C’est dans ta maison que sera tourné ton film. Ta maison paisible dans laquelle les drames et les tragédies ne sont encore entrés que par les histoires qu’on se raconte au détour d’une conversation. Tu habites ta maison comme une vivante et non comme une survivante: c’est bien là ta chance. C’est grâce à cette chance que tu peux laisser les fantômes sortir de tes livres, de la radio, de la télévision ou de ton iPhone, là où il te serait trop facile de les laisser se cacher. Les fantômes du passé, du présent et du futur, tu les laisseras partager ta maison, car tu n’es pas un Ghostbuster. Bien sûr ces fantômes t’inquiéteront, mais tu veux croire qu’au-delà de la tristesse et de l’angoisse que leur présence t’inspirera, ils laisseront ta raison non plus prendre des pauses, non plus se fermer à leur présence, mais se transformer. Car la compagnie des fantômes t’obligera à te situer, toujours, dans un présent instable, ouvert sur ce qui lui est étranger. Tu chercheras ailleurs les réponses aux questions qui se présenteront dans le cours immédiat de ta vie, dans des temps et des espaces qui te sont éloignés. 

Tu n’inviteras peut-être pas ton oncle à visionner ton film de fantômes. Pure présence de vies absentes faites de mots et d’images, tes fantômes ne sont pas exactement les mêmes que ceux qu’imaginait ton oncle. De toute façon, ton film sera un simple film de papier, car tu n’as jamais appris à te servir d’une caméra, et tu ignores comment on crée des effets spéciaux. Ton film de papier n’aura même pas de story-board pour en assoir le récit. Il ressemblera à un ensemble de fragments sans suite construits sur les motifs des pensées inquiètes qui surgissent et disparaissent sans arrêt entre les aspérités de ton quotidien. Mais ton film que tu projettes au futur hante déjà ton temps à venir, comme une tâche que tu veux remplir avant de devenir toi-même un fantôme du passé. Tu ne sais pas qui s’intéressera à ton film, ce ne sera pas un blockbuster, mais tu lui souhaites de trouver au moins un spectateur ou une spectatrice qui saura à son tour, devant un crayon ou un clavier, ouvrir le temps, trouver ce qui l’inquiète et se transformer.  

Pour citer

Laforce, Esther. 2019. Tu n’es pas un Ghostbuster. Matières à inquiétude. Cahier virtuel. Numéro 6. En ligne sur le site Quartier Fhttp://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/tu-nes-pas-un-ghostbuster

Référence bibliographique

Dickens, Charles (2012). Un chant de Noël. Contes de Noël. Trad. Marcelle Sibon et Francis Ledoux. Paris. Gallimard. p. 35 à 150.

Dufourmantelle, Anne (2014). Hantises. Éloge du risque. Paris. Rivages Poche. p. 254 à 257.

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