Au bord des voies de la gare d’Etterbeek, il a les pieds dans le vide et presque pas de lumière. Il balance ses jambes échassées qui montent jusqu’aux boutons nacrés de sa chemise. Une danse lente. Les voies ferrées longent les flancs de l’immeuble. Le train arrive. Il attend. Il joue de l’harmonica aux immeubles. Le train arrive et repart sans lui. Maintenant, il est le seul indice qui fait dire que le temps avance encore. Il joue jusqu’à l’arrivée du dernier bleu, du dernier train de la journée. Le train arrive quand les minutes et les secondes s’essoufflent, le train arrive dans la frénésie des syncopes et des triolets. Le train arrive dans le bleu empire. Le bleu empire est celui qui clôt le jour. Lui, il connait tous les bleus. Il a ajouté du blanc goutte à goutte dans son harmonica, pour jouer les teintes du ciel. Pour chaque bleu, une musique. Comme le temps est bon, il joue, perché là-haut. La gare est vide. Il ferme la fenêtre derrière lui. Sur les rails, il avance entre les lignes de métal, pile au milieu, parfois un peu à droite, parfois un peu à gauche, le plus souvent en équilibre. Pour aller au bout, au bout d’un quelque part. Un quelque part qui n’est pas la gare d’Etterbeek, un quelque part qui n’est pas sa fenêtre. Un quelque part plus grand peut-être.
Sa tasse est maintenant vide, enfin pas tout à fait vide; il reste ce marc de café que la cafetière laisse inéluctablement et qu’il doit éviter pour absorber les ultimes gouttes amères. Une dernière gorgée âpre et sablée le fait se lever, c’est l’heure de partir. Il dépose le livre, se lève, ramasse sa tasse et son assiette. Ramène le tout vers l’évier et fait sa vaisselle. Le soleil perfore les fenêtres et enfreint son regard, défie ses cernes. Il baisse les stores. Sans perdre de temps, il prend son manteau et noue son écharpe. Il la plie en deux, la glisse derrière sa nuque, insère l’extrémité dans la boucle, serre le tout autour de sa gorge. Le printemps est encore timide, l’air est frais. Chaussé, il prend sa mallette. Passe la porte. Claque la porte. Verrouille la porte. Et descend calmement les escaliers. Il a encore exactement le temps de marcher jusqu’à la station de métro, sans se presser. Il marche derrière les passants. Derrière les enfants aux cartables deux par deux, derrière les grandes dames aux talons qui claquent en canon, derrière les vestes sans visages, les empressements sans adresse. Il prend les escalators, et se range à droite avec ceux, immobiles, qui ne savent où attendre. Le métro arrive, c’est l’heure de pointe et il s’engouffre dans les politesses approximatives. Assis sur un siège, face à un siège, à côté d’un siège, rien n’est à faire si ce n’est lever les yeux, ou les baisser. Entre les lignes.