Jouer à copier-coller: la fiction auctoriale dans la pratique d'un copie-pâte sur Facebook

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Nous souhaitons d’abord remercier les créateur.trice.s de mèmes avec qui nous nous sommes entretenu pour l’écriture de cet article, lesquel.le.s ont cru en l’importance d’entretenir un dialogue entre la scène mémétique francophone et le monde universitaire. Cet article se veut être un pas dans cette direction.

Le mème-jeu (traduction de l’anglais meme-game, usitée dans certaines communautés mémétiques avant-gardistes) constitue une pratique qui définit certainement la façon dont on doit analyser l’art sur le web. Associant des processus de diffusion autant que de création, cet exercice ludique se distingue des autres modes de production textuels et iconographiques par le fait qu’il tire profit de la nature particulière des réseaux sociaux et de la navigation internet. D’abord, la production et reproduction de mèmes ne nécessite comme seule ressource, outre les coûts d’un forfait internet et autres dépenses marginales, que le temps de travail des créateurs.trices. La dépense d’énergie encourue est d’ailleurs habituellement inférieure à celle nécessaire pour la diffusion ou la création d’œuvres artistiques plus traditionnelles. Bien qu’un.e auteur.e puisse tenter de diffuser un roman web simplement en le copiant à différents endroits sur le web, il est probable que cette tactique ne corresponde pas à son ou ses but(s), soit de recevoir une rémunération pour son œuvre, voire d’être simplement capable d’en mesurer la popularité. Par exemple, le roman web frankie et alex – black lake – super now de Maude Veilleux ne se retrouve que sur son site, http://maudeveilleux.com, même si l’œuvre s’intègre à «la culture du meme» (Tremblay, 2018).

Le relatif anonymat que confère le web constitue de même un facteur qui détermine les dynamiques du mème-jeu. Quoique la diffusion de mèmes a souvent lieu sur des plateformes comme Facebook ou Instagram, qui demandent aux usager.ère.s de s’identifier, beaucoup de pages et comptes participant à cet univers culturel ne sont pas publiquement associés à une personne réelle. 

À l’inverse, la possibilité de se représenter en tant qu’une personne autre que soi permet d’ajouter une couche de sens supplémentaire à la diffusion d’un mème. Le faux influenceur québécois Keven Bastien (https://www.facebook.com/keven.bastien.5) fait ici cas de figure: celui-ci, en partageant des mèmes que nous pourrions qualifier de «post-ironiques» (une appellation répandue dans le mème-jeu québécois), fait surgir une signification, soit le contraste entre l’apparence d’influenceur normie que présente le profil de Bastien et l’aspect dank des mèmes qu’il partage. Cette opposition entre dank et normie est une question de référents culturels: les mèmes danks sont «frais» et «underground», tandis qu’un mème sera qualifié de normie s’il est connu d’une quantité conséquente d’internautes, c’est-à-dire s’il a connu une vie assez longue pour constituer un référent commun hors d’une petite niche (Toutée, 2018).

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Figure 1

Angela Nagle, dans Kill All Normies (2017), a montré que cette opposition aux normies est une part intégrante du repli sur soi qu’effectue l’alt-right américaine. Nous devons cependant universaliser davantage sa proposition: nous croyons qu’il s’agit d’un processus par lequel «members of a group create boundaries of insider and outsider» (Kelsky, 2015: 21). L’interaction entre un.e normie et un mème dont la signification est encodée par des référents peu accessibles au grand public constitue en plusieurs occasions l’intérêt spécifique du partage de mèmes considérés comme danks

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Figure 2

La page Memes barriqués pour brasseurs opprimer (https://www.facebook.com/memesbarriques/) joue par exemple sur cette confrontation entre des univers référentiels disparates pour donner une cohérence à la page. Celle-ci alterne en effet entre des publications qui s’adressent ouvertement aux amateur.trice.s de bière de microbrasserie (comme dans la Figure 1) et d’autres qui usent de signes ésotériques au monde des mèmes d’avant-garde. Ainsi, la Figure 2 mélange le deep fry, signature visuelle emblématique d’un style de mèmes dank, mais aussi des blagues d’initié.e.s comme le «Police Impact» et le recyclage ironique du célèbre minion (un personnage du film Despicable Me associé à la culture normie).

Plusieurs partages de mèmes qu’effectue Keven Bastien tirent leur signification de cette dynamique. Le mème en Figure 3, par exemple, mêle Éric Lapointe (icône normie et ironique à la fois), une référence à La Trahison des images de Magritte et un processus de mise en abyme, ne portant ainsi aucun sens explicite aisément décelable. Au contraire, le mème que nous analysons ici tire son attrait du jeu formel qu’il propose. Bien que constituée de signes individuellement chargés, cette production visuelle relayée par Keven Bastien ne peut tirer son sens que dans un contexte intersubjectif précis. Autrement dit, le sens se construit socialement.

C’est par son partage que Keven Bastien (ou plutôt le ou les internaute(s) derrière ce profil) donne un sens à ce mème sur son mur Facebook, puisqu’il s’inscrit dans son univers. Le signe qu’est le mème d’Éric Lapointe entre alors en relation dialectique avec le signe qu’est Keven Bastien, leurs sèmes s’auto-influençant dans le contexte de ce partage bien précis. Autrement dit, un même mème tire une signification différente qu’il soit partagé par la page Musée des beaux-memes (https://www.facebook.com/beauxmemes/), par Keven Bastien ou par un.e fan d’Éric Lapointe.

Nous considérons d’ailleurs qu’il y a adéquation entre le compte effectuant le partage d’un mème sur un réseau social et la figure auctoriale, étant donné la manière dont la plupart des réseaux sociaux présentent les interactions qui s’y produisent. On sous-entend, en effet, que les comptes à l’origine d’un partage s’alignent sur la même volonté que la chose partagée, autrement dit que quelqu’un.e partageant une publication de nature politique appuie cette publication, à moins de mention contraire. Bien qu’une personne ne soit pas à l’origine d’une publication, elle s’insère dans le processus de communication lorsqu’elle la repartage, et s’impose ainsi en tant qu’auteur.trice, ou du moins en tant que diffuseur.euse.

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Figure 3

Le médium de transmission du mème n’est pas neutre, et dans le cas de Facebook les mécaniques de partage de contenu s’imbriquent dans le processus sémiotique. Pour revenir au cas du mème de la Figure 3, un élément incontrôlé apparaît dans le partage que fait Keven Bastien du mème d’Éric Lapointe: le nom de la page à l’origine (ici «Mémés d’après-garde sousréalistes») de ce contenu est inscrite sous celui-ci. Comme l’identité du compte partageant le mème, ce contenu positif s’additionne au sens d’un partage. 

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Figure 4

D’une manière analogue, lorsque Keven Bastien partage le portrait officiel de Lise Ravary (Figure 4), chroniqueuse conservatrice québécoise, ce n’est pas le visage de Ravary qui importe, mais bien le fait qu’il partage une publication tirée de la page officielle de celle-ci, faisant mine d’appuyer ses propos. Encore une fois, la présence auctoriale retrouvée dans le partage effectué par Bastien est une composante principale du sens que celui-ci prend: on imagine aisément que si le partage était effectué par un Richard Martineau ou autre chroniqueur.euse de droite, le lectorat aurait une réception totalement différente lors d’une entrée en relation avec ce signe. On imaginerait que le.a chroniqueur.euse en question souhaitait montrer son attachement à sa collègue Ravary en partageant le visage de celle-ci.

Si ces mécanismes sémiotiques s’appliquent au macro, le format de mème le plus répandu et popularisé qui consiste en la combinaison d’images et de texte, nous pouvons émettre l’hypothèse qu’ils définissent aussi les mécanismes de création de sens pour les autres types de mème. Nous croyons de plus que certains formats mémétiques impliquent davantage la figure auctoriale que d’autres. Nous proposons ainsi de considérer que des mèmes comportant un contenu plus imposant en terme de quantité, par exemple un vidéo ou une bande dessinée, amoindrissent l’impact qu’a la figure de l’auteur.trice dans la constitution du sens. À l’inverse, une forme mémétique plus simple en termes de quantité de contenu laisse plus de place à l’identité de la personne la partageant dans son processus de sémiose. On remarque plus le compte qui fait un commentaire Facebook que le compte Youtube qui a produit une vidéo, par exemple.

Le copie-pâte (une traduction très approximative de l’anglais copypasta, terme formé à partir de copy-paste, soit l’action de copier-coller) nous apparaît comme un de ces formats où la présence auctoriale est davantage présente. Celui-ci se limite en effet à une pratique purement textuelle, consistant à copier-coller un même texte à plusieurs endroits sur le web. Le copie-pâte parfois appelé Gorilla Warfare fait cas de figure: apparu sur le forum 4chan, celui-ci amène la personne effectuant le copier-coller à se présenter comme un membre en colère des forces armées américaines. Le texte apparaît comme une parodie des commentaires agressifs provenant d’internautes mâles indignés, bien que la chose se dévoile comme absurde dès la deuxième phrase. Cette production textuelle anormalement longue pour un commentaire sur internet débute ainsi:

What the fuck did you just fucking say about me, you little bitch? I'll have you know I graduated top of my class in the Navy Seals, and I've been involved in numerous secret raids on Al-Quaeda, and I have over 300 confirmed kills. I am trained in gorilla warfare and I'm the top sniper in the entire US armed forces. You are nothing to me but just another target. I will wipe you the fuck out with precision the likes of which has never been seen before on this Earth, mark my fucking words.

De provenance inconnue, ce copie-pâte montre bien la confusion qui est généralement le but visé lors de la diffusion de ce signe: pour les non-initié.e.s, ce texte est anormalement long pour être faux, surtout s’il apparaît dans un contexte sérieux, et ce malgré la présence du passage «and I have over 300 confirmed kills. I am trained in gorilla warfare».

Si certains exemples figurent comme pratiquement canoniques au point de fonder des sous-divisions, comme les creepypasta (copie-pâtes d’horreur) ou les copies de scripts de films entiers (le plus commun étant Bee Movie), la pratique du copie-pâte ne se limite plus aux normes collectives qu’elle possédait à l’origine. Désormais, on voit des mémeur.euse.s d’avant-garde s’adonner à des copier-coller agressifs de n’importe quel texte trouvé sur les réseaux sociaux. Certaines caractéristiques semblent permettre de conjecturer sur le potentiel de propagation d’un copie-pâte, permettant la création de groupes Facebook comme Ce commentaire risque potentiellement de devenir un copypasta (https://www.facebook.com/groups/1999922280133752/), mais nulle règle ne permet de deviner réellement ce qui sera propagé sous cette forme.

Les copie-pâtes qu’effectuent les mémeur.euse.s avant-gardistes, encore plus que les autres tartimédias (traduction proposée par Jean-Michel Berthiaume (2018) du terme spreadable media), pousse à l’extrême l’idée qu’un mème offre «the user agency that [goes] beyond just access and choice: it [offers] tangible participation in the work’s creation» (Jenkins et al., 2013: 210).

La pratique du copie-pâte prend, chez les internautes influencé.e.s par l’avant-garde mémétique actuelle, un aspect sciemment chaotique. Alors que la diffusion des copie-pâtes qu’on trouvait sur Usenet ou 4chan était davantage analogue à la transmission de traditions orales puisqu’elle consistait à recopier des textes généralement longs et considérés comme particuliers, nous nous retrouvons aujourd’hui avec des textes largement moins recherchés, et avec un potentiel de recopie moindre. Donnons comme exemples «ta farme tu ton osti dyeule tbk de rejeton va travailler le fuckal» (recopié sur le groupe Facebook Faisons un copypasta de ce commentaire), «C'est pas le meme à Jean-François Provençal ça?» (trouvé sur la page Copypasta frais et traduits en français) ou «Je comprent comment ça marche le capitaliste j'ai étudier au HEC» (partagé par Keven Bastien dans un groupe Facebook secret auquel nous avons gracieusement eu accès).

Avec l’affaiblissement des normes implicites qui permettaient à des initié.e.s de deviner au premier coup d’œil si un commentaire Facebook est en réalité un copie-pâte, cette pratique de reproduction textuelle se constitue encore davantage comme une forme de transgression. D’abord, on refuse un principe de base de la communication, c’est-à-dire de ne pas diffuser un discours à un endroit inapproprié. Ensuite, on omet le principe matériel selon laquelle la personne qui prononce des mots s’attribue ces mêmes mots à moins d’indication contraire. Enfin, on suspend l’idée selon laquelle un commentaire émis par une personne reflète sa pensée. Les pratiquant.e.s du copie-pâte d’avant-garde, au contraire, diffusent là où il leur plaît l’opinion de d’autres internautes sans indiquer qu’il s’agit d’une citation.

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Figure 5

Nous pouvons approcher la répétition et la diffusion du copie-pâte de manière analogue au graffiti en ce qu’elles créent une signification à travers la diffusion du texte copié-collé: un acronyme tracé un peu partout a plus de sens que s’il était présent en un nombre d’endroits limités. Nous pouvons nous en convaincre en mettant en parallèle deux productions textuelles actuelles. Les graffitis «NTFA» (signifiant la présence d’antifascistes sur le territoire) qu’on retrouve en grand nombre à Montréal et Québec ont acquis un sens justement à travers leur répétition comme le démontre un documentaire de Vice sur le sujet (Vice, 2018). Le copie-pâte «Elle est Québécoise, vit au Texas et possède une arme à feu.», qui est copié-collé à partir du titre d’une chronique de QUB Radio (Figure 5), prend son sens lui aussi puisqu’il possède un fort nombre d'occurrences sur les pages Facebook québécoises, l’amenant à se référer à la chronique d’origine, mais aussi au mème lui-même: il pointe vers les profondeurs de la futilité des médias québécois à sensation.

Ce gain de signification est causé d’abord par la constitution d’une figure auctoriale à travers la répétition: la personne ou le groupe de personnes qui se cache derrière les répétitions se doit d’exister entre les productions de ses inscriptions. Évidemment, la figure auctoriale derrière les autres types de productions textuelles existe aussi, mais ce n’est habituellement pas elle qui a fabriqué chacun des exemplaires de ses romans, tracts ou dictionnaires. De même, la propriété privée s’applique en époque capitaliste aux œuvres littéraires traditionnelles plus aisément qu’aux graffitis et autres pratiques artistiques illégales. La reproduction non sollicitée du texte entier d’un roman écrit par quelqu’un d’autre mène davantage à la prison qu’au jeu textuel, décourageant dans une forte mesure la possibilité d’une relation comparable entre le graffiti et le roman, de même qu’entre le roman et le mème. Nous ne sous-entendons pas que la marche inlassable de la propriété privée vers la possession de toute chose en régime capitaliste épargne et épargnera les mèmes, mais plutôt que le relatif chaos que le mème-jeu génère rend difficile l’application du droit d’auteur à ses objets.

Le lieu de diffusion participe lui aussi à la constitution d’une figure auctoriale, dans le cas du mème comme du graffiti. Dans un endroit comme /pol/, une section de 4chan, on peut pratiquement considérer a priori que l’auteur d’un mème possède des préjugés racistes et misogynes (Zannettou et al., 2018: 17), alors qu’on peut s’attendre à l’opposé dans un groupe participant au Leftbook (le versant politiquement à gauche de Facebook). De manière parallèle, un graffiti retrouvé dans un endroit à première vue inaccessible au public mènera à la croyance, justifiée ou non, que l’auteur de l’œuvre possède une certaine compétence dans le monde des graffiti (DaSilva Iddings et al., 2011: 8).

Cette création d’une figure auctoriale à travers la multiplication des graffitis mène conséquemment à la nécessité, pour qui souhaite rester absolument anonyme, d’éviter ou de court-circuiter la création de cette figure. L’anonymat est désirable pour certain.e.s, comme le constate Gonos et al., puisque «The anonymity afforded the graffitist allows the opportunity to use language, and present beliefs and sentiments, which are not acceptable in ordinary social life» (1976: 42). Par exemple, l’étude citée porte sur la tactique consistant à produire des graffitis dans un endroit où transite un grand nombre de personnes, les toilettes publiques.

On peut retrouver, dans l’univers des mèmes, le procédé analogue consistant à publier ses créations sur des forums où l’anonymat est permis, comme 4chan ou 8chan. Cependant, les réseaux sociaux où l’identification est obligatoire, notamment Facebook, forcent la présence d’un.e auteur.trice en ce qui touche l’écriture de commentaires. On peut multiplier les faux comptes ou utiliser des pages pour commenter, mais nécessairement le nom d’une entité est présent, désignant une origine au texte. Il est ainsi certain qu’à chaque commentaire correspondra un.e émetteur.trice qui possède au minimum un nom, et possiblement des photos, des informations personnelles, d’ancien.ne.s publications, etc. 

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Figure 6

L’absence de ces éléments peut, de fait, participer elle aussi à la création d’une figure auctoriale. Prenons le cas de Laurent Turcotte (https://www.facebook.com/pissouere), un faux compte qui harcèle des associations étudiantes (Figure 6, trouvée sur le mur Facebook du Front étudiant uni de l’Université Laval): il ne possède comme photos que des mèmes opposés à la gauche politique ou aux Flyers de Philadelphie, en plus de n’avoir aucune information personnelle. Cette absence est porteuse de sens (rappelant l’idée de Saussure que la signification d’un signe se constitue par négation) en ce qu’elle donne un relief encore plus net aux postures politiques de Turcotte. Il n’est qu’une incarnation d’un stéréotype du baby-boomer, amateur de hockey, qui déteste les gauchistes. Laurent Turcotte n’est, en tant que signe, qu’uniquement cela.

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Figure 7

Cette inévitable présence d’un sujet est ce qui permet aux copie-pâtes de forger des fictions au fil de leurs reproductions. Chaque texte copié-collé sur Facebook s’associe avec une figure auctoriale qui, nécessairement, produit une unité narrative minimale: un sujet exprimant un propos. Bien que simple, ce narrème modeste permet la création de fictions dont une des possibilités premières est l’effet humoristique. Prenons comme exemple le copie-pâte qu’un étudiant marxiste a publié dans une groupe de mèmes francophones nommé «ses vraies» (Figure 7).  

Celui-ci a recopié un article de Richard Martineau titré «Les filles c’est nono (projet de monologue)» dans son intégralité. L’article propose une lecture sexiste des relations entre hommes et femmes, soutenant par exemple que les femmes portant le voile sont «nounounes» parce que soumises à leurs maris. Quelques secondes passées sur le profil Facebook de l’auteur du partage suffisent à réaliser que l’étudiant ayant effectué le partage ne partage pas ces idées: celui-ci diffuse du contenu socialiste, antiraciste et féministe sur son mur, mais des inconnu.e.s qui n’auraient pas effectué pareille vérification ne peuvent être en mesure de connaître ces informations. La réalité signifiée par son copie-pâte s’avère donc être une fiction: on imagine cet individu en tant que misogyne, se sentant assez inspiré par ses idées réactionnaires pour les écrire et les diffuser sur des groupes de mèmes. Les commentaires de la publication le confirment: «T’as une sacrée estime des femmes l’ami!» et «Quesser ca tbnk», peut-on lire.

Si pareil quiproquo est possible dans le monde physique, l’aspect fictionnel du copie-pâte réside dans l’intention de jouer sur cette ambiguïté de la part des auteur.trice.s. Une personne partageant un contenu misogyne de manière ironique crée volontairement une perception fausse de sa personne si elle utilise son compte personnel, ou sinon, si elle utilise un compte ayant un autre nom, met en scène un personnage sexiste qui n’est pas réel. Comme le soutient Limor Shifman (2013), la posture (stance) de l’individu partageant un mème est partie prenante de ce mème et participe à une «content/stance duality» (Nissenbaum et al., 2018: 295), ce qui nous permet de soutenir que tout copie-pâte est une fiction. En fait, nous ne pouvons, dans l’analyse d’un copie-pâte, faire comme si le compte auquel est associé le texte collé est la même chose que l’individu qui copie le texte. Au contraire, tout copie-pâte est la mise en scène d’une entité virtuelle, qu’elle porte le nom d’un.e internaute ou non.

Le copie-pâte d’avant-garde n’échappe pas à cette dynamique, mais à l’inverse de la version plus classique de cette pratique qui comporte une codification des copie-pâtes (souvent les textes sont assez longs et leur copie est assez ouvertement ironique), la fiction se crée à partir d’une pratique textuelle volontairement erratique. Le copie-pâte «ses vraies», populaire dans la sphère mémétique francophone, suit cette logique: bien que comportant deux mots seulement, il parvient à créer une fiction lorsque reproduit. Selon l’endroit où un compte écrira «ses vraies», ce mème donnera l’impression aux normies que l’auteur.trice du textes use d’une orthographe particulièrement absurde, lui laissant le soin de se forger un sens selon ses préjugés. À la lecture du commentaire «ses vraies», on assumera peut-être que la personne à l’origine de ce commentaire est fortement incompétente à l’écrit, ou encore qu’elle écrit volontairement mal. Vu la petitesse du texte copié-collé, il est pratiquement impossible de déceler l’intention réelle de l’auteur.trice, mais le processus de sémiose s’effectue malgré tout, obligeant le lectorat du commentaire à se forger une fiction.

Cette fiction minimale qui amène le.a récepteur.trice à inférer des caractéristiques à l’émetteur.trice d’un copie-pâte s’allie d’ailleurs bien aux visées de l’avant-garde mémétique actuelle. Le copie-pâte «post-ironique» s’institue en tant que jeu formel générateur de fictions que nous nous croyons légitime de qualifier de quelconques. Autrement dit, nous ne saurions être happé.e.s par une fiction aussi peu enlevante que «un individu inconnu écrit affreusement mal deux mots sous un article du Journal de Québec» sans être au courant du contexte spécifique de cette production textuelle. Pour les initié.e.s, la reproduction de la phrase «ses vraies» est une blague qui tire son intérêt de la sérialité de ce mème, mais ce même copie-pâte se constitue en tant que fiction sans grand intérêt pour des normies.

Si «the ability to understand a meme instance often requires knowledge of cultural conventions» (Nissenbaum et al., 2018: 295), la fiction qui surgit dans l’incompréhension d’un copie-pâte par des normies est ce que recherchent nombre de mémeur.euse.s. Dans l’univers hypertextuel de Facebook, ce sont les limitations du copie-pâte qui lui donnent une dimension nouvelle en permettant de créer des fictions rapidement, rappelant comment le GIF, format d’image adapté au web, «thrives nearly two decades after its introduction [...] because of its limitations» (Eppink, 2014: 303). Contrairement aux macros et autres formes de mèmes, le copie-pâte ne se distingue pas des autres commentaires et statuts, lui donnant une existence intersubjective qui n’a pratiquement aucun sens hors des réseaux sociaux.

Sur Facebook, la fiction mémétique des copie-pâtes est ainsi déterminée, nécessairement, par le compte qui les partagent. Le lieu du partage affecte lui aussi cette fiction: on ne perçoit pas de la même manière un «ses vraies» dans les commentaires du Journal de Québec et sur le groupe ses vraies. Si le compte partageant le mème est travaillé depuis longtemps par les mémeur.euse.s, qui s’adonnaient à la création de faux comptes bien avant l’émergence de l’actuelle avant-garde mémétique, le lieu de diffusion des mèmes est actuellement en train de subir une analyse de la part de celle-ci. Notons par exemple la création, en 2019, du Musée des beaux-memes (https://www.facebook.com/beauxmemes/), page Facebook dédiée aux mèmes d’avant-garde, permettant ainsi d’amener des productions textuelles et iconographiques dans un contexte où chaque mème est perçu en tant que mème et non en tant que discours imbriqué dans des dynamiques sociales diverses. 

Bien que le Musée n’ait pas encore traité des copie-pâtes, nous croyons qu’il fait face à un questionnement avant de pouvoir traiter du sujet: comment présenter le copie-pâte dans son entièreté, c’est-à-dire capturer la fiction qui émerge du processus de sémiose créé par sa diffusion? Une nouvelle dynamique de lecture doit être possible si nous souhaitons pouvoir lire les copie-pâtes en tant que copie-pâtes, et pas seulement en tant que fictions ou que texte.

Pour citer

Doré, André-Philippe. 2019. Jouer à copier-coller: la fiction auctoriale dans la pratique d'un copie-pâte sur Facebook. Ludiques. Quand la littérature se met en jeu. Cahier virtuel. Numéro 7. En ligne sur le site Quartier F.
http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/jouer-copier-coller-la-ficti…

Référence bibliographique

Da Silva Iddings, Ana Christina, Steven G. McCafferty et Maria Lucia Teixeira da Silva. 2011. Reading Research Quartlerly. 46. 1. p.5-21.

Epping, Jason. 2014. A Brief History of The GIF (so far). Journal of Visual Culture. 13. 3. p. 298-306.

Gonos, George. 1976. Anonymous Expression: A Structural View of Graffiti. The Journal of American Folklore. 89. 351. p. 40-48.

Nissenbaum, Asaf et Limor Shifman. 2018. Meme Templates as Expressive Repertoires in a Globalizing World: A Cross-Linguistic Study. Journal of Computer-Mediated Communication. p. 294-310.

Shifman, Limor. 2013. Memes in digital culture. Cambridge. MIT Press.

Toutée, François. 2018. La nature du meme et la menace de la normification. Le meme, élitiste ou démocratique?. Meme colloque. 2018. URL: http://oic.uqam.ca/fr/communications/la-nature-du-meme-et-la-menace-de-la-normification-le-meme-elitiste-ou-democratique
 

Tremblay, Alexandra. 2018. Frankie et alex –black lake– super now». Fiche dans le Répertoire des arts et littératures hypermédiatiques du Laboratoire NT2.
URL: http://nt2.uqam.ca/fr/repertoire/frankie-et-alex-black-lake-super-now

Zannatou, Savas, Tristan Caulfield, Jeremy Blackburn, Emiliano De Cristofaro, Michael Sirivianos, Gianluca Stringhini et Guillermo Suarez-Tangil. On the Origins of Memes by Means of Fringe Web Communities. URL: https://arxiv.org/pdf/1805.12512.pdf

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