Quand le rire et le sérieux se confondent

Du jeu dans les textes de rap francophone

Auteur·e·s de l'article d'un cahier

La visée de cet article est de démontrer que certains textes de rap francophones présentent une tendance à l’humour et au jeu avec les codes du genre. Nous nous intéresserons d’abord à certains textes narratifs et aux différentes fonctions que s’attribuent les rappeurs-narrateurs dans ce cadre. Il s’agira donc moins de traiter des points de vue ou de la fiction elle-même que de s’attarder sur les narrateurs et l’impact du discours sur ces derniers, à partir des notions d’egotrip et d’ethos. Nous traiterons ensuite de la manière dont les conventions peuvent être détournées quant aux questions d’identité artistique et d’authenticité, au profit de certaines esthétiques singulières: celle du «brassage» chez Alaclair Ensemble, et une esthétique du «moyen» chez le rappeur Kirouac.

Au commencement était le jeu

Avant tout, situons étymologiquement et historiquement le rap. Le verbe «to rap», avant d’exprimer l’action de rapper, signifie avant tout «tchatcher», «bavarder» (Lapassade et Rousselot, 1996, 28-29). «Rapper’s Delight» de Sugarhill Gang (1979), le premier morceau de rap internationalement commercialisé, illustre aussi bien la position de la pratique du rap à ses débuts, que la place qui revient au rapper:

I said a hip hop, the hippie the hippie
To the hip hip hop and you don’t stop
The rock it to the bang bang boogie
Say up jump the boogie to the rhythm of the boogie, the beat

Now, what you hear is not a test, I’m rapping to the beat
And me, the groove, and my friends are gonna try to move your feet

Très loin de l’image stéréotypée du rappeur d’aujourd’hui –souvent violent, misogyne, vendeur ou consommateur de drogues, et qui est un produit commercialisé avec une image soigneusement travaillée– «[l]a première figure du rappeur est donc, en partie du moins, celle d’un “baratineur” qui ne se prend guère au sérieux, qui veut avant tout amuser et s’amuser» (Rubin, 2000: 2). Isabelle Marc Martínez (2008: 244-248), à travers la fonction ludique-festive du rap, en fait une description similaire: c’est la fête, soulève-t-elle, et non pas la réalité difficile des ghettos new-yorkais ou le besoin d’impressionner qui ont fait naître le rap. Les premiers rappeurs étaient des animateurs au rôle exclusif d’amuser la foule et de l’inciter à danser. Il s’agissait, avant tout, de «libérer ses pulsions» et «d’appartenir à un groupe qui partage ses mêmes valeurs».

Des histoires ludiques

Le récit au service du narrateur

L’egotrip, terme désignant n’importe quel «act or course of action that enhances and satisfies one’s ego» (Merriam-Webster), nous servira de premier cadre conceptuel. Selon le lexique du site Internet Genius, «un texte est dit egotrip s’il a pour but de flatter son propre ego, de se vanter». Christian Béthune (2003) étudie les procédés à l’œuvre dans les textes de rap où l’artiste opère cette inflation démesurée de son ego: le·la rappeur·euse «se manifeste d’abord par son aptitude à triompher des autres, à affirmer sa suprématie sur ses rivaux par le jeu d’une surenchère». Cet excès de vantardise «constitue une façon d’affirmer sa personnalité» (93). L’egotrip est à la fois une posture commune, un style unique et toutes les façons possibles d’affirmer ce dernier, des plus subtiles à celles qui ne permettent aucune équivoque quant à la représentation voulue de l’artiste. Tous les moyens sont bons, qu’il s’agisse de vanter son corps et ses prouesses (physiques, sexuelles, etc.), de faire l’étalage de son arsenal personnel (argent, bijoux et armes), de publiciser son passé ou son engagement politique, ou même de se prouver aux autres directement par son talent d’écriture et par le métadiscours développé (personnalisation et performativité de la voix, des vers, du rap lui-même, etc.). Béthune trace un lien entre ces affrontements rituels symboliques et l’agonistique, c’est-à-dire la «partie de la gymnastique qui avait rapport aux combats et où les athlètes luttaient tout armés» (Dictionnaire de l’Académie française). Ainsi, «[l]a rivalité, la joute, le conflit, le défi ostentatoire lancé à ses pairs comptent parmi les principaux ressorts» (93) de la communauté noire, et par extension de la communauté des rappeurs·euses pour s’affirmer et être reconnu·e·par les pairs. La joute implique d’un côté de terrasser son adversaire et de lui retirer toute forme de crédibilité et, de l’autre côté, d’effectuer une «mise en scène ostentatoire de sa propre valeur par le défi» (Bonnet et Régol, 2013: 162). «Aketo vs Tunisiano» de Sniper, par exemple, met en scène deux des trois rappeurs du groupe s’affrontant, avec pour but de ridiculiser des aspects physiques de l’autre. Rires en arrière-plan, arbitrage du troisième membre de Sniper: une véritable joute enregistrée.

L’egotrip, du point de vue de l’énonciation, peut être considéré comme un vis-à-vis imparfait de la notion d’ethos. Laquelle, issue de la rhétorique aristotélicienne contribue, dans ce cadre particulier, à ce que «l’orateur donne de lui-même une image psychologique et sociologique» à destination de son auditoire (Declercq, 1992: 48). Repensée par Dominique Maingueneau depuis les années 1980, l’étude de l’ethos a été élargie à l’analyse du discours en général, de la publicité aux discours politiques, en passant par les textes littéraires. L’on parle alors d’ethos discursif. De ce point de vue, le·la locuteur·trice, au moment de l’énonciation, communique un message et transmet également des informations sur sa propre personne (Maingueneau, 2014). Ce message passe autant par le verbal (mots, ton, voix, débit) que par le non verbal (vêtements, gestes, etc.). Il s’agira d’«une décision théorique que de savoir si l’on doit privilégier [s]a dimension strictement verbale» (2013). Loin d’être figée, la formation d’un ethos est dynamique et suppose une co-construction, puisqu’il existe toujours un ethos visé, émis par l’énonciateur·trice, et un ethos perçu par le·la destinataire (Maingueneau, 2013).

L’egotrip dans le rap se constitue avant tout par les textes écrits et l’aspect corporel, incarné de leur déclamation. La visée de l’egotrip rappelle celle de l’ethos, de façon asymétrique: l’énconciateur·trice cherche à faire adhérer l’auditoire à l’image proposée. Cependant, tandis que l’ethos fonctionne de manière implicite (2002 56), le rap egotrip implique une nécessaire surenchère, que l’artiste place à l’avant-plan de ses textes. Les rappeurs·euses mobilisant cette esthétique «dé-voilent» l’ethos de l’excès et en font la substance de leur discours. L’egotrip serait en quelque sorte un ethos particulier explicité: l’ethos se montre, alors que l’egotrip est imposé à l’auditoire. Mais ces positions d’énonciation ne se côtoient pas dans un rapport d’exclusivité mutuelle: s’il est possible qu’un texte ne comporte aucune part d’egotrip, un ethos ou des ethè seront à l’œuvre même dans un texte purement egotrip.

Nous proposons d’aborder cette relation entre ethos et egotrip à partir de l’album Opéra Puccino (1998), d’Oxmo Puccino, œuvre hybride en ceci qu’elle mélange les attitudes artistiques (fiction, témoignage, essai), œuvre homogène dont le fil conducteur est l’expérience du monde à partir d’un «je» qui sature l’espace discursif. Le jeu se fait sentir dans les morceaux «Black Mafioso», «Hitman», «Alias Jon Smoke» et «Sacré samedi soir», les seuls qui soient narrés. Leurs histoires consistent en une série de péripéties inspirées des scénarios des films d’action: missions secrètes, armes à feu, bagarres avec des bandes rivales. Christian Béthune (2003: 162-163) évoque d’ailleurs une ressemblance entre le premier morceau purement fictif d’Oxmo Puccino, «Black Mafia» (1997) et la chanson de geste, qui au Moyen-Âge servait à «célébrer la gloire des héros passés» et contemporains (Suard, 1993: 7).

Mickey Hess, dans son article «Metal Faces, Rap Masks» (2005), développe l’idée que certains rappeurs résistent à des conditions de création trop contraignantes par l’utilisation d’alter-egos, de paroles conflictuelles ou de costumes. Chez Oxmo Puccino, la volonté de briser les lieux communs du rap autant que le pur plaisir artistique sont à la source de ces morceaux d’action. «Mon inspiration, dit-il en entrevue avec Hip-Hop Core (2004), provient du fait que ça n’avait jamais été fait et que ça m’amusait vraiment de rapper les choses que j’imaginais». Dans ces histoires rocambolesques, le personnage finit toujours par avoir le dernier mot –ou la dernière action:

Donc débute le combat: deux pompes
Trois tractions, cinq abdos et j’entre en action
360 les bras écartés, 5 éclatés, avec deux crânes je fais casse-noisette
Pendant que mon pied droit frappe trop de fois comme dans les films chinois
Ces types au sol, je rigole pas, j’en prends un, j’essuie le sol
Le con décolle et atterrit sur ses trente potes
Il me reste 40 secondes moins le combat, mieux que James Bond
Soit 30 secondes pour que la bombe saute («Alias Jon Smoke»)

Le personnage sort généralement vainqueur des récits, mais même en position de faiblesse, il a le mérite d’être le plus intelligent: «Je préfère être un lâche vivant, moins grave qu’un brave mourant/Sans honte j’ai fait mon choix en courant» («Sacré samedi soir», 1998).  

La part d’egotrip de ces morceaux de fiction confondent le personnage et le rappeur dans la vantardise, et l’ethos à l’œuvre en est un de la différence, de l’originalité, revendiqué dans le choix de raconter des fictions sans visée morale et détachées du réel, pour son propre plaisir.

Certains artistes optent pour le discours sur soi de façon indirecte. C’est le cas de «Donne-moi le micro» du groupe IAM (1993), où Akhenaton et Shurik’n racontent leur fuite d’un hôpital où ils ont été internés pour une «microphonite aigüe», la moindre vue d’un micro leur étant interdite. Une pulsion les pousse à utiliser le premier micro qu’ils aperçoivent, dans le métro, dans un restaurant McDonald’s et même au parc, où ils volent le jouet d’un enfant, un «Fisher-Price cassette micro et tout et tout». Les fugitifs se retrouvent sur la rue «Cognacq-Jay, les fameux studios télé», en référence aux studios de TF1 qui s’y trouvent. Passant de studio en studio, ils lancent des piques à des personnalités de la télévision et de la chanson française: «Donne-moi le micro Dorothée/Tu peux toujours appeler à ton secours Les Musclés/Ce qu’il est léger! En plastique moulé/C’est un mauvais micro de la marque Yoko». Le micro sous toutes ses formes étant central dans le morceau, les rappeurs opèrent donc un rapprochement entre celui de Dorothée et ses qualités de chanteuse. Ils visitent Pascal Sevran et s’attaquent à ses émissions dédiées à la chanson française, où «les rythmes sont navrants, les thèmes décevants». Chez Jean-Pierre Foucault, ils croisent «ce brave Trenet, fou chantant! Je le crois pas!» et le forcent à leur donner son micro: «Charles, j’ai dit donne!».  

Ce texte engage un ethos plutôt que l’egotrip, les rappeurs n’y faisant pas explicitement leur auto-apologie. Ils cherchent toutefois à projeter une image calculée d’eux-mêmes à travers l’humour de l’histoire. La mise en scène de leur «maladie» (reconnue et traitée de façon professionnelle) et leur impossibilité de se retenir devant un micro les présentent comme des rappeurs impliqués dans leur pratique bien au-delà de la simple passion. Et les moqueries destinées aux personnalités connues forment en elles-mêmes un discours sur ceux qui les profèrent: le choix des cibles (il aurait pu s’agir de rappeurs dans leurs studios) et la façon dont elles sont attaquées (sans violence verbale mais de biais, par la taquinerie) sous-entendent que les rappeurs détiennent la légitimité de malmener ces figures bien-aimées –quoique, disons-le, datées– du paysage culturel français.

Certains récits, quant à eux, versent dans l’egotrip de façon assumée et si exagérée qu’un effet comique en résulte. C’est le cas du morceau «Inspecteur Disiz» de Disiz la Peste (2005), qui transpose l’auditoire «en 2024, sous la VIIIe République», dont Joey Starr (l’un des deux membres du groupe Suprême NTM) est le président, puisque «le rap a pris la place de la politique». Disiz la Peste y occupe le métier de «flic qui vérifie les flows et les clips» et qui mène son enquête pour arrêter un «faux MC». Ce dernier joue également un rôle, mais illégitime parce que calqué sur le stéréotype du rappeur américain «avec toute la panoplie, baskets, baggys de marque Fubu alors que c’est interdit.» Dans la grande mise en scène qu’est «Inspecteur Disiz», les acteurs sont des caricatures s’inscrivant dans un monde imaginé à partir de la réalité. Pour reprendre les termes de Marc Martínez, le morceau mélange deux fonctions du rap. Par la fonction ludique-comique Disiz la Peste et son auditoire trouvent «un espace de liberté où ils s’affranchissent des contraintes quotidiennes» par le rire, l’amusement et le burlesque (2008: 264). La fonction ludique-performative, elle, permet au rappeur «l’aboutissement de la performance», son actualisation par la parole (2008: 250). Ici, cette performance ne concerne pas la diction elle-même tel que décrit par Marc Martínez, mais la scénarisation d’un fantasme où Disiz la Peste parvient (enfin) à humilier les rappeurs qu’il considère comme des imposteurs.

La forme du récit, sans qu’elle ne soit totalement étrangère au rap, n’en est pas le mode d’énonciation privilégié; les artistes lui préfèrent la description pure et isolée, voire une forme renouvelée et contemporaine de rhétorique. Dans les morceaux présentés, les rappeurs s’approprient le récit et en font un espace privilégié pour se mettre en scène dans des environnements inédits et singuliers. Ces situations, si improbables qu’elles génèrent facilement le rire, ne puisent pas dans le bassin d’images réelles et crues associées aux textes de rap. Elles empruntent plutôt un nouveau chemin pour fertiliser l’image des rappeurs, tout en réinvestissant l’egotrip assertif qu’on leur connait bien, en mobilisant un ethos particulier pour convaincre l’auditoire de leur valeur, ou les deux tout à la fois.

Le récit au service de la critique

L’ouvrage d’Isabelle Marc Martínez mentionné auparavant décrit quatre sous-catégories de la fonction ludique du rap. La fonction ludique-festive place le rap dans une pratique de la célébration, qui peut impliquer à la fois le divertissement et la subversion. La fonction ludique-performative concerne l’exécution et le spectacle que la pratique du rap procure, ainsi que la grande part d’autoréférentialité impliquée. La fonction ludique-comique est celle qui fait générer le rire par le burlesque, loin cette propension à la dénonciation connue du rap. La fonction ludique de cryptage, quant à elle, concerne le langage du rap: qu’il s’agisse de débit, de voix ou de vocabulaire, elle sert à marquer une rupture claire avec la langue standard (2008: 242-291). Nous proposons d’ajouter à cette liste une cinquième catégorie, la fonction ludique-ironique, à travers l’analyse du morceau «Le témoignage» de Donkishot (2008).

Comment définir l’ironie, procédé généralement compris de tou·te·s mais dont les acceptions diffèrent d’un point de vue à l’autre? Pour Henri Suhamy (1981: 109), elle «consiste à faire semblant de blâmer ce que l’on veut louer, à exprimer ses intentions par antiphrase, en disant l’inverse de ce qu’on veut laisser entendre». Anne Hénault (1976: 63) définit l’ironie du point de vue de l’énoncé, conception intéressante pour le cas présent, considérant l’importance du texte et de la parole dans le rap: «l’ironie consiste à dire le contraire, non de ce qu’on pense, mais de ce qu’on dit.» La sous-fonction ludique ironique se distinguerait des quatre autres en cela qu’elle implique une dissonance entre ce qui est dit et le message véhiculé au premier degré. Elle inclut une part d’implicite que les autres sous-fonctions ne requièrent pas –c’est le contraire, dirait-on: les autres sous-fonctions nécessitent une énonciation directe à laquelle il convient de se fier entièrement. Elle peut servir, par ce décalage, à véhiculer une critique sociale. Cela dit, la critique peut être attribuable à la fête, au rire ou à des codes de langage cryptés; et l’ironie sert parfois à passer un message de type egotrip, voire à faire rire. Le narrateur dans «Le témoignage» est un cas de figure intéressant en ceci qu’il émet une critique provoquant un bon nombre de rires, parfois francs, souvent jaunes.

L’histoire est racontée par un policier. Le policier en tant que personnage et énonciateur –une perspective extrêmement rare dans le rap– incarne un premier jeu ironique qui touche les conventions du genre. Le deuxième jeu ironique du morceau est le témoignage du policier, qui n’est confronté à aucun «contre-interrogatoire» pour reprendre le lexique judiciaire. Pourtant le discours, loin d’être lisse, est parsemé de remarques, d’actions et de jeux de langage engageant une forme de critique sociale, dont la gravité est amortie par leur effet comique, leur part de carnavalesque et la distanciation que permet le personnage du policier narrateur. «Le témoignage» en tant que récit propose donc un discours sur le monde et sur l’inscription du narrateur dans ce monde, plutôt que sur l’énonciateur-rappeur.

Mais cette ironie n’entre pas immédiatement en fonction. Le début du morceau y va d’une critique symbolique quoiqu’assez évidente du corps policier. Le narrateur affirme rechercher «un contrôle d’identité facile susceptible d’exciter ces imbéciles/Car on s’emmerdait comme des fossiles». Le ton est installé, et ce passage renvoie à une image largement reprise dans les textes de rap, celle des policier·e·s abusant de leur pouvoir par des contrôles d’une population ciblée (les habitant·e·s des banlieues). Après avoir frappé les deux jeunes en mobylette, la collègue assise à l’arrière de la voiture, Joséphine, dont le narrateur pense qu’elle «est restée très digne», aurait «trempé la banquette», comme constaté «plus tard à la base». Le caractère sexiste de ce passage, où la «biquette» à peine mentionnée urine sur son siège (arrière, rappelons-le) de la voiture est à interpréter à partir d’une comparaison entre la policière et le narrateur, ce dernier demeurant maître de ses émotions et en contrôle. Ensuite, un «collègue de la BAC» (Brigade anti-criminalité) «jaillit d’une allée et se précipit[e] littéralement sur la moto, la chang[e] de sens […] de manière à ce que l’on pense que les petits roulaient en sens interdit». Il est la confirmation, venant d’une voix policière, d’un autre discours commun dans le rap qui place la police, les gendarmes, la BAC, etc. dans la même catégorie d’ennemi·e·s face à une certaine classe de citoyen·ne·s.

Dédé, le troisième collègue, sort de la voiture, «s’approch[e] d’un cadavre, dézipp[e] sa braguette et urin[e] sur sa tête en bouillie». Cette occurrence du bas corporel (Bakhtine, 1970), non loin du gore et frôlant la nécrophilie, renforce la violence symbolique de la scène, qui, toutefois, est atténuée par le premier commentaire ironique du narrateur: «Ce n’était ni le moment ni l’endroit de se livrer à ce genre d’épanchement/Qui pouvait être interprété comme une provocation par les indigènes/Pardon, par la population». La formulation détournée et l’apparente sensibilité du narrateur jouent ici à contourner la gravité de la situation. L’épanorthose, figure rhétorique de la rectification, est un moyen de justifier le fait qu’il ne s’interpose pas entre son collègue et le cadavre. Le même narrateur qui, un peu plus tôt, mentionnait «les chacals, pardon, la racaille», deux appellations qui se valent en termes d’insultes, fait désormais preuve de délicatesse une fois placé devant une situation pour le moins délicate.

Le policier laisse son collègue se faire rosser plutôt que de l’aider («[…] c’était “sauve ta peau”, sauve qui peut!/Les sauvageons ont la rage»). L’accident est suivi d’une émeute violente où la position du narrateur est ainsi décrite:

Les habitants […] mirent le feu, ouvrirent le feu
Sur tout ce qui représentait l’État. Moi,
Une nouvelle fois, défiant le destin funeste, j’ai réussi à m’en tirer de justesse.

Le rejet externe de «Moi», que l’on remarque particulièrement à l’écoute du morceau, nous amène à imaginer que le policier a été blessé, alors qu’à nouveau il fuit le danger, cette fois en se

[…] déshabillant, puis en roulant sur le côté complètement nu
La technique du rouleau de printemps que l’on nous apprend à l’école de police
De telle manière à ce que les tribus environnantes pensent que j’étais un bouddhiste
Qui faisait son pèlerinage en direction de Bombay

Cette dernière mise en scène, assez peu flatteuse pour l’image de la police, est un commentaire indirect additionnel sur le comportement du policier et sur l’appel à l’autorité. Le narrateur, qui n’agit pas de la manière à laquelle on s’attendrait d’un·e représentant·e des forces de l’ordre, suit pourtant les enseignements reçus à l’école de police. Puisqu’ils fonctionnent, c’est dire que le bon policier est celui qui fuit la violence qu’il a provoquée.

C’est pourquoi, plus tard, un «monument a été érigé» pour le narrateur. L’ironie grinçante est accentuée par le fait que le policier demande à être muté parce que les «sauvages» ont démembré sa statue «pour la revendre aux ferrailleurs/Le flic, j’ai demandé à aller le faire ailleurs/Dans un endroit plus respectueux de l’ordre établi et des statues à la gloire des fonctionnaires». Ainsi, bien que le sujet de l’histoire n’ait rien de comique, le récit se conclut sur un jeu de mots, car comme le narrateur l’indique au début du morceau, «les calembours, c’est mon truc».

«Le témoignage» est un morceau à cheval entre le symbolique et la référence à des événements réels. Il provoque parfois un rire franc grâce aux traits d’humour et aux jeux de mots, et souvent un rire qui semble transporté par une critique sociale. C’est ainsi qu’œuvre la fonction ludique-ironique du rap dans «Le témoignage»: elle engage un double déplacement du discours. En premier lieu parce qu’un policier coupable narre l’histoire d’un morceau de rap en tant que simple «témoin», alors qu’il est sans contredit le complice d’un double homicide. Et ensuite parce que ce policier fournit, implicitement, les outils pour critiquer l’institution qui lui a permis de fuir ses responsabilités et d’être adulé après sa bavure. Si ces procédés permettent au morceau de Donkishot de se distinguer, c’est en grande partie parce que les textes de rap qui cherchent à transmettre une critique des forces de l’ordre le font généralement de manière frontale, en plaçant le·la rappeur·euse au centre de l’énonciation. Pensons au narrateur de «Sacrifice de poulet» (Ministère A.M.E.R., 1995), qui décrit une nuit d’émeutes de son point de vue, ou plus récemment à ceux de «Fuck le 17» (Block 13, 2019) qui ne s’encombrent pas de la forme du récit pour proférer leur mépris. On pourrait dire que le narrateur, dans «Le témoignage», en tant qu’ironiste, chercherait moins à se faire oublier qu’à détromper l’auditoire sur le premier degré de son message.

Des esthétiques ludiques

En termes d’esthétiques ludiques, les rappeurs·euses au Québec ne sont pas en reste. On y joue avec ce qui représente l’un des codes les plus solides dans le rap, celui de l’authenticité. Laurent Blais (2009: 13), dans son mémoire «Le rap comme lieu», a justement souligné qu’«une correspondance est présumée, parfois exigée, entre le genre de rap, le contenu des textes, les vidéoclips, etc. et la vie hors-scène d’un artiste» et que la «crédibilité, l’“authenticité” d’un rappeur repose sur cette isomorphie». Adam Krims, en 2000, a tracé les contours ethniques et géographiques d’une poétique de l’identité commune dans le rap. Nous nous intéressons ici à une identité artistique, une présentation de soi spécifique à chaque groupe ou à chaque artiste, qui se jouerait des codifications du métier.

«Garder ça real real sur les tounes» (Alaclair Ensemble, 2018b)

Le groupe Alaclair Ensemble servira de premier d’exemple, et pour ce faire nous nous inspirons largement d’un cours donné par Xavier Phaneuf-Jolieur, «La chanson hétérolingue au Québec», en février 2018 à l’Université McGill. Phaneuf-Jolicoeur souligne à quel point la notion de brassage (identitaire) est importante dans l’esthétique du groupe, brassage impliquant de l’humour, des contradictions et un refus de l’identité fixe; autrement dit, un jeu sur le code de l’authenticité.

Le brassage chez Alacair Ensemble se présente sous plusieurs facettes, dont la première concerne l’esthétique et l’identité de groupe. Le collectif décrit son œuvre par le terme «post-rigodon bas-canadien», formule mélangeant le passé artistique et politique de la province québécoise et l’ancrage dans le contemporain par le préfixe «post». Le monde semi-fictif développé par le groupe est la République du Bas-Canada, où les membres accumulent les références qui vont du sacré (2018a) à la science-fiction (2013a), de la culture populaire (2010b) au fantastique (2014a). Il s’agirait pour le groupe, selon Phaneuf-Jolicoeur, de «révéler le monde comme un lieu de mélange, de transformation».

Le brassage d’Alaclair Ensemble se manifeste entre autres par la question raciale, ainsi que démontrée par le titre de l’album Les Maigres blancs d’Amérique du Noir, en référence aux Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières. Le sujet est abordé de biais et de façon autodérisoire, quoiqu’en connaissance des enjeux qu’elle implique, étant donné que six des sept membres du collectif sont des Québécois blancs qui pratiquent un art traditionnellement afro-américain. Le groupe compte un Noir, KenLo, qu’un autre membre appelle «le Black de service» (2010a), et qui revendique lui-même son identité ethnique en l’inscrivant dans les objectifs ludiques du groupe: «l’mince Black/qui rock la danse bas-canadienne/D’la truite échouée au bord du lac» (2013b). KenLo tient, à l’occasion, un discours plus acerbe quant à sa situation raciale: «Même si y a pas gros bamboulas en ville/Y en a qui aimeraient encore/Que ça pâlisse» (2014b). Il réalise une véritable prouesse en utilisant un stéréotype concernant d’autres groupes ethniques pour signifier son appartenance à la communauté des Canadiens français dans «Humble French Canadiens» (2016): «On s’organise en famille comme des Chinois, des Juifs.»

Une troisième manifestation du brassage d’Alaclair Ensemble porte sur la variété des langues de ses textes. Sur son site Internet, qui n’est malheureusement plus actif, le groupe faisait l’étalage des langues officielles de la République du Bas-Canada, parmi lesquelles on retrouvait le français, l’anglais, le franglais, les codes binaire et html, le cri, le cantonais, le swahili, le russe, le japonais, le wolof, le mohawk et la Tourette bas-canadienne, pour n’en nommer que quelques-unes. Si aucune occurrence de wolof, d’arabe ou de russe n’est vérifiable dans les textes de ses chansons, la liste donne le ton quant à la conception du groupe de son propre univers: drôle, hermétique et pourtant accessible à tou·te·s. En revanche, l’utilisation concrète, fluide et alternée de l’anglais, du français et des variations familières des deux langues canadiennes est bien repérable. La portée du jeu linguistique –et sociopolitique, par extension– du groupe est illustré savamment dans la substitution du mot «huile» à «real», dans la formule «Life is huile». Le terme «huile» est défini dans le glossaire de l’ancien site Internet comme «réel et glissant»: par un détournement sémantique et un rapprochement phonétique, le groupe opère «une forme d’hétérolinguisme ludique, qui exprime le caractère insaisissable de l’existence» (Phaneuf-Jolicoeur, 2018), ou qui confirme sa conception d’un monde basé sur un jeu qui ferait éclater toute identité fixe et préconçue.

«Au bal masqué en hoodie et en baskets» (Kirouac & Kodakludo. 2017b)

Le rappeur Kirouac, nouvellement arrivé sur la scène rap québécoise, se positionne dans une relation joueuse face à la convention voulant que le·la rappeur·euse exprime les réalités les plus crues. Ce «vécu» serait en corrélation immédiate avec son authenticité, donc sa légitimité, dans la communauté rap. Kirouac a développé ce que j’appelle une «esthétique du moyen»: il raconte le plus «commun», l’ensemble des aspects de sa vie les plus banals, qui ne découlent ni d’une richesse démesurée ni d’une pauvreté extrême, le tout sur un mode en apparence sérieux. Le morceau «Bixi» (2018) est entièrement dédié au service de prêt de vélos de la ville de Montréal: «Ton Vélib’, tu peux t’le mettre où j’pense […] J’arrive sur mon vélo, dans l’fond c’pas vraiment mon vélo». Kirouac parvient à faire du Bixi, un sujet on ne peut plus montréalais, le thème d’une chanson, nonobstant qu’il ne s’agit pas d’un sujet auquel le rap s’intéresse a priori.

L’introduction du morceau «Crocs» (2017a) nous informe sur la relation du rappeur aux codes du rap, dont le titre fait référence aux chaussures en plastiques trouées, très populaires au milieu des années 2000. Un présentateur radio y commente «les tubes lourds sa mère [qui] se succèdent à une vitesse vertigineuse» à son émission, et il présente Kirouac comme l’auteur d’un tube «lourd sa mère dans la catégorie rap lourd». La répétition exagérée de «rap lourd», que certains·es artistes utilisent sans ironie pour décrire leur musique, sert à exclure d’emblée Kirouac de cette catégorie, dont il se moque manifestement.

Soulignons enfin le nom de l’album wesh (2018), un terme en arabe vernaculaire signifiant «Hé!», «Salut», ou «Qu’est-ce qui se passe?», et qui est largement attesté dans le vocabulaire des rappeurs de France issus de l’immigration africaine. Ce choix, non loin d’une bouffonnerie recherchée, exprime l’indifférence de Kirouac par rapport à la concordance entre milieu d’origine et textes qui est exigée dans le rap.

Malgré l’intérêt évident qu’offre cette variété de rap, il est difficile d’ignorer les critiques formulées à son égard. En effet, le rap s’est taillé une place considérable dans la culture québécoise ces deux dernières années, alors que depuis plus de deux décennies, des rappeurs·euses sont boudé·e·s par les médias, les festivals et la scène culturelle en générale. Demeurent-ils·elles à l’ombre du succès commercial parce qu’ils·elles ne versent pas dans le ludique –autrement dit, parce que leur authenticité se traduit par un témoignage trop brut? Philippe Néméh-Nombré (2018: 40-41) souligne que la commercialisation de certain·e·s artistes rap au détriment des autres est permise grâce à la différence entre le côté soigné, esthétique d’un certain genre de rap et le «rap en général, dans lequel il y a beaucoup, ou au moins un peu, de violence», un rap «violent en lui-même, par son existence, parce qu’il advient». Il est donc pertinent de s’intéresser à la réception d’une variation ludique d’un genre qui a vu le jour sous forme de rugissement plutôt que de rire, mais surtout, de porter attention aux raisons pour lesquelles le champ culturel cherche désormais à se réapproprier un art qui, traditionnellement, a été vu comme marginal.

Pour citer

Baouche, Amine. 2020. Quand le rire et le sérieux se confondent. Du jeu dans les textes de rap francophone. Ludiques. Quand la littérature se met en jeu. Cahier virtuel. Numéro 7. En ligne sur le site Quartier F. https://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/quand-le-rire-et-le-serieux…

Référence bibliographique

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Alaclair Ensemble. 2018a. Paroisse [Pièce musicale]. Le sens des paroles. Disques 7ième Ciel.

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Kirouac & Kodakludo. 2017b. Double Rimbaud [Pièce musicale].

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