Processions piétonnes

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Démarche

Notre projet d’exploration littéraire s’est basé sur la documentation et la mission de Souliers et vélos fantômes Québec (SVFQ). Cet organisme citoyen installe et entretient les vélos fantômes -peints en blanc- sur le territoire montréalais depuis 2013. Ces mémoriaux sont installés à l’endroit précis où un·e cycliste est mort·e lors d’une collision sur la route. L’équipe érige un symbole à la mémoire de cette personne pour susciter une réflexion sur les dangers des véhicules motorisés, tout en commémorant la vie de la victime. Nous avons été touchées par cette double mission, qui interroge autant les pratiques de mobilités que les pratiques rituelles qui marquent le territoire. Pour visiter ces lieux de mémoire, nous avons constitué un itinéraire à travers la ville. Celui-ci s’est construit grâce à l’idée de fantôme, inspirée de «Haunted Landscapes of the Anthropocene» (Gan, Tsing, Swanson, Bubandt, 2017), pour retracer quelques lignes disparues des tramways de Montréal entre différents mémoriaux installés par l’organisme.

Ce premier tracé a permis de mêler la marche, la matière et le fantomatique au processus de réécriture. La marche et l’écriture sont devenues les ressorts d’un même mouvement qui piste et superpose les récits, les pratiques, les discours et nos idées. Nous avons procédé à l’échantillonnage d’extraits tirés de mémoires consultatifs, de communiqués, de rapports de coroner, du site Web du collectif Reclaim the Street et d’articles de journaux (signalés par les caractères gras dans le texte). Partant des opérations d’écriture qui ne disent pas leur nom de franck leibovici (2020), nous avons cherché à remettre en circulation des textes archivés, accumulés et disparaissant dans leur massification. Les références théoriques sont signalées par des guillemets et répondent aux exigences de citations usuelles. En outre, l’entremêlement d’une énonciation collective et individuelle témoigne de l’expérience partagée de l’itinéraire tout en soulignant la singularité de nos postures subjectives. Les conversations, les souvenirs, les notes forment un réseau de sensibilité entre les différents mémoriaux de l’itinéraire, sorte de points de tension qui matérialisent nos lectures passées et en appellent de futures. Repasser par là où nous sommes passées n’a plus la même signification, et arpenter la ville devient une manière de réfléchir à ce qui la sous-tend, aux pratiques de mobilité qui existent et qui ont existé, aux histoires des gens qui l’habitent et l’ont habitée.

 

PROCESSIONS PIÉTONNES

À la mémoire de Fabienne Houde-Bastien, Bernard Carignan, Meryem Ânoun, Justine Charland-St-Amour, Mathilde Blais, Suzanne Châtelain, Andrea Rovere et Concepción Cortacans

Le mémorial de Souliers fantômes pour Fabienne Houde-Bastien, en 2023, à l’angle du boulevard Saint-Laurent et de la rue Jean-Talon, on se rejoint à l’angle sud-est sous la gigantesque enseigne du McDonald, Petro-Canada, le prix du gaz est à 1,66$, l’enseigne est montée sur quatre pieds de béton rose, ornementée d’une plate-bande de graminées rabattues recouverte d’une mince couche de paillis de cèdre rouge. En face, à l’angle sud-ouest, un centre de location de camion et de voiture GLOBE promet de DRIVE 4 LESS, le trafic est dense et bruyant même à cette heure (11h36) «[ces] deux artères s’apparentent à des autoroutes en milieu urbain.» Onze voies de circulation se croisent à l’intersection, la première ligne nord-sud apparut sur le boulevard Saint-Laurent, en 1864, à 5 cents l’entrée et un salaire hebdomadaire de 7 dollars, ce moyen de locomotion est assez dispendieux. À cette hauteur, il n’est plus possible de faire le trajet nord-sud sur le boulevard Saint-Laurent. En voiture, on peut seulement faire les trajets sud-nord, nord-est et nord-ouest ; le trajet sud-ouest est aussi accessible, mais seulement en taxi ou en autobus ou en sortant du stationnement du Renaissance. Un cycliste roule sur le trottoir. Un cycliste est parfois mieux protégé s’il ne respecte pas les normes. Dans une des voies de la rue Jean-Talon allant vers l’est, des voitures sont stationnées –les voitures ne se stationnent pas elles-mêmes.

Où sont les fantômes? Elaine Gan, Anna Tsing, Heather Swanson et Nils Bubandt perçoivent la présence de fantômes dans les paysages de l’Anthropocène qu’iels décrivent comme une superposition d’assemblages humains et non-humains au sein des milieux de vie (2017: 1). Iels utilisent la notion de «fantôme» pour conceptualiser la manière dont l’environnement est façonné et hanté par entre autres les formes de vie, éteintes ou non, qu’il a abritées. La hantise désigne une «préoccupation constante dont on n’arrive pas à se libérer» (Antidote), qui s’accroche ou accompagne, qui marque et le mémorial matérialise la préoccupation constante de se faire tuer en marchant ou en roulant à vélo.

La préoccupation définit une inquiétude ou un souci, ou encore une focalisation de l’attention au point de ne pas pouvoir prêter attention à autre chose, du latin classique «occuper d’abord». Les paysages de l’Anthropocène sont pré-occupés par des assemblages inquiets où se côtoient la vie et la mort : la mort avant son temps, la mort qui tue la vie future, la perte d’un agent, d’un membre, de la famille, du corps, d’un assemblage coordonné au fil de millions d’années interrompu en un instant, les témoins contemporains des anciens assemblages, les assemblages qui survivront à notre future extinction, les assemblages qu’on oublie, qu’on croyait perdus et qui persistent, qui chuchotent le yet-to-come. Une superposition temporelle hante les paysages de l’Anthropocène, malgré l’imposition du temps par la force majeure de l’anthropos, qui détermine la capacité de vivre, «‘we’ is not homogeneous: some have been considered more disposable than others.» (Gan et coll. 2017: 4)

En remontant la tête, on imagine les fils électriques des lignes de tramway découper la vue du ciel. Un autobus remplace l’ancien tram numéro 95, le ou la Frontenac, qui reliait la gare Park Avenue à la gare Harbour. Les rues nous semblent larges. Un axe du Réseau express vélo est prévu sur la rue Jean-Talon, mais il faudra encore attendre au moins quatre ans. Rappelons que l’aménagement d’infrastructures cyclables contribue à apaiser la circulation automobile en ville et donc à sécuriser aussi les déplacements à pied. L’axe Jean-Talon/Bélanger s’étendra sur 15 kilomètres d’est en ouest, entre le boulevard des Galeries d’Anjou et le futur quartier Namur-Hippodrome. Une voie cyclable permanente est en planification. En attendant, on peint des bandes cyclables sur la route pendant la nuit1.

Sur Jean-Talon, traverser du côté du soleil rend la marche un peu plus agréable, au moment où on arrive à la hauteur du marché, au carrefour de deux quartiers achalandés et densément peuplés. Cette vitesse, ce bruit et cette pollution ne sont pas dignes des quartiers centraux d’une métropole moderne. Comment est-ce possible que l’un des lieux les plus reconnus de la ville laisse place à deux immenses stationnements de béton pour ceux et celles qui viennent en auto? Les personnes qui viennent à pied, à vélo doivent se mesurer à ces véhicules auxquels on dédie 73,8% de la voie publique –logique qui a prévalu dans les aménagements urbains et dans le CSR [code de la sécurité routière] depuis les années 1950– pour [retirer] la priorité aux usagers les plus vulnérables. Suivant la transition électrique du tramway hippomobile, 1000 chevaux ont été abattus. Le tramway entrait en conflit avec la fluidité du trafic et les conditions de circulation. Fabienne ne faisait que marcher chez elle après une soirée avec des ami∙e·s, elle adorait marcher, c’était juste 15 minutes à pied.

On piste la ligne de tram 95, qui empruntait la rue Jean-Talon (au niveau de l’adresse 7150), puis descendait vers le sud par la rue Drolet jusqu’à la rue Bélanger (au niveau de l’adresse 6950) et virait vers l’est pour atteindre la rue Iberville. On croise la première artère aménagée pour le Réseau express vélo, inaugurée en 2020, l’axe Berri/Lajeunesse/Saint-Denis. Quelque part entre l’adresse 7150 et 6950, le Vélo fantôme pour Bernard Carignan, en 2015, sur la rue Saint-Denis «flotte», accroché à un poteau qui annonce la route régionale 335, et l’arrêt des lignes d’autobus 31 et 361. Les chiffres 3 3 5 nous rappellent qu’il n’y a pas si longtemps, cette rue était réellement une route, The road is mechanical, linear movement epitomised by the car. The street, at best, is a living place of human movement and social intercourse, of freedom and spontaneity. En transformant les quatre voies en deux voies, en réduisant la vitesse permise à 40 km/h, après la collision fatale (mais pas nécessairement à cause de), on oublie ce qui était là, qui mettait en danger les piéton·ne·s et les cyclistes alors que les carrefours sont déjà les lieux de la plupart des collisions. Ces deux voies qui restent aujourd’hui sont une victoire trop amère, trop tardive, trop pas assez.

Le mémorial de Bernard surplombe la piste cyclable qui l’aurait épargné, un soir de l’été 2015, quand il s’est fait emportiérer sur la rue Saint-Denis. Bernard n’avait que 27 ans –ça aurait pu être moi. Son vélo matérialise discrètement une présence absente –ça aurait pu être moi aussi qui ouvre ma portière sans regarder, dans le cas présent le conducteur impliqué n’a peut-être reçu qu’une amende ridicule, mais il devra vivre avec les conséquences psychologiques de son geste. Le décès est accidentel, l’accident est mortel, mais est-ce un accident, si on sait que le réaménagement de la voirie, comme on la connaît aujourd’hui, aurait évité la mort de Bernard? Le terme accident laisse en effet sous-entendre que l’événement était inévitable ou dû au hasard. Or, ce n’est pas le cas, comme le montrent les rapports des coroners. Les collisions impliquant conducteurs de véhicules motorisés et piétons ou cyclistes peuvent généralement être prévenues.

Saint-Denis, un peu plus au sud. Les édifices art déco à l’angle de Bélanger sont les témoins des déconstructions et des reconstructions de la rue. Une photo dans la vitrine, à l’époque où le Centre Chrétien Métropolitain était le ciné-théâtre Le Château, montre l’immeuble barré par les gros fils électriques des tramways. Qui a provoqué la disparition du tramway? The car system steals the street from under us and sells it back for the price of petrol. Aux États-Unis, plusieurs entreprises comme Firestone, Standard Oil et General Motors, mettent sur pied une stratégie commune pour passer le rouleau compresseur sur l’ensemble du réseau de tramways du nord de l’Amérique, casser l’asphalte arracher les rails détruire la chaussée effacer l’itinéraire fermer officiellement la marche sur une époque désormais révolue. À Montréal, des sections des rails apparaissent chaque printemps au fond des nids-de-poule. «Bringing to light something that flows beneath the earth evokes the emergence of the occult, the liberation of the repressed.» (Ramírez Blanco, 2013) Le 13 juillet 1996, à Londres, lors d’une célébration festive et militante, des membres du collectif Reclaim The Streets, caché·e·s sous les jupes immenses d’échassier·ère·s percent l’asphalte des rues pour planter des arbres. Une guérilla jardinière pour se superposer aux fleurs en plastique des mémoriaux.

Vélo fantôme pour Meryem Ânoun (مريم آانون) en 2017, à l’angle de la rue Bélanger et de la 6e avenue. Sur Bélanger en direction est, on suit la bande cyclable, une ligne dessinée sur le sol qui compte parmi les quelques aménagements cyclistes de la ville, et que les roues des voitures peuvent franchir sans dommage aucun à leur carrosserie. Bien sûr, on ne peut mettre des pistes ou des bandes cyclables sur toutes les rues, grandes ou petites –et ce n’est d’ailleurs pas souhaitable, car les conducteurs de véhicules motorisés doivent s’habituer à partager la route–, mais il est néanmoins essentiel d’en installer partout où la circulation est dense et rapide. À l’angle de la rue de Normanville, les bandes, de chaque côté de la rue, se terminent abruptement. Arrive-t-on à imaginer qu’une rue où circuleraient des véhicules motorisés s’arrête tout simplement sans panneau pour l’annoncer, les obligeant à intégrer les trottoirs, à se ranger dans les marges, à se mêler à plus dangereux qu’eux? Arrive-t-on à imaginer que des stationnements de vélo obstruent une voie de circulation réservée aux voitures? Jusqu’à quel point la fluidité du trafic automobile sera-t-elle prioritaire sur le reste du monde?

Le vélo fantôme de Meryem est défiguré. La roue arrière est écrasée, sans doute à cause d’une déneigeuse. À la fois métaphore et accomplissement littéral de la culture du char qui n’a de compte à rendre à personne. It privileges time over space, corrupting and reducing both to an obsession with speed or, in economic lingo, «turnover». It doesn't matter who «drives» this system for its movements are already pre-determined. C’est alors qu’il circulait en direction est sur Bélanger et qu’il tournait à droite sur la 6e avenue, que le conducteur du poids lourd a happé Meryem. Il ne l’avait pas vue. Trois ans après la mort de Mathilde Blais, percutée elle aussi par un poids lourd, trois ans après les recommandations pour réduire la circulation de ces véhicules surdimensionnés dans les quartiers urbains, de leur installer des jupettes -ces barres latérales de sécurité qui éviteraient que des cyclistes ou des piéton·ne·s ne se retrouvent coincé·e·s sous leurs roues- trois ans après et Meryem meurt de la même façon.

Entre Meryem et Justine, des conducteurs de différents types de camions empruntent Iberville malgré l’interdiction de circuler sur certaines parties du réseau routier à certaines heures, sauf pour la livraison locale. Plutôt que de converger sur l’artère Papineau, ils refoulent dans les rues du quartier résidentiel. Ils détournent et enfreignent les règles. Dans L’invention du quotidien. 1, Arts de faire, Michel de Certeau réfléchit aux possibilités qu’ont les individus d’agir sur leurs conditions de vie. Il appelle ces actions en puissance des tactiques, et celles-ci répondent aux règles imposées par des instances de pouvoir. Comme il le dit: «[la tactique doit] jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. [...] En somme, c’est un art du faible.» (1990 [1980]: p.61) Peut-on considérer que le camionneur est faible et qu’il n’a pas la balance du pouvoir dans ce réseau de forces stratégiques? Il figure en tout cas au bas de la pyramide de la vulnérabilité, le piéton –l’usager le plus exposé aux collisions– se trouve au sommet, devant le cycliste, puis l’automobiliste, et enfin le conducteur de poids lourd. En somme, le plus gros, le plus rapide et le plus dangereux protège le plus fragile.

Les conducteur·rice·s de véhicules motorisés détournent les règles du Code de la route pour rendre efficace leur mobilité entravée par la contingence, la réalité effective de la route, la congestion, les chantiers, les accidents, en se déversant dans le réseau, sur les chemins qui leur sont interdits d’accès, ou sur les surfaces qui ne sont pas prévues pour la circulation, les ruelles, les stationnements de centre d’achats ou de stations d’essence, en faisant demi-tour illégalement sur une voie assez large pour l’effectuer. Et pourquoi est-ce que je me dis que je dois faire attention de ne pas traverser la rue quand c’est rouge, que je reste sagement sur le trottoir dans cette marche sur les pratiques routières? L’efficacité de la voiture est maintenue par la conduite dangereuse, et non par le partage de la route, le vrai partage ralentit la circulation «relentlessly trouble[s] the narratives of Progress and urge[s] us to radically imagine worlds that are possible because they are already here.» (Gan et coll. 2017: 12) En respectant les règles, je n’accède pas à la rue. Parce que je ne me sens pas en sécurité? Ou parce que je suis pacifiée comme disait une étudiante? Je suis désamorcée, en quelque sorte. Je désamorce mon action, je la rends non politique, peut-être.

The street is an extremely important symbol because your whole enculturation experience is geared around keeping you out of the street... The idea is to keep everyone indoors. So, when you come to challenge the powers that be, inevitably you find yourself on the curbstone of indifference, wondering «should I play it safe and stay on the sidewalks, or should I go into the street?»

C’est le nombre qui protège [les personnes cyclistes et piétonnes], la manière la plus simple, la plus efficace d’augmenter la sécurité pour les cyclistes, c’est de se mettre à faire du vélo, parce qu’à chaque cycliste qu’il y a de plus sur les routes, notre sécurité est augmentée.

La désobéissance civile consiste en «une action politique, concernant la cité, ni individualiste ni intéressée, ayant pour dessein de conduire à une évolution du droit comme de l’action publique. Autrement dit, il s’agit d’enfreindre ponctuellement la loi [...] au nom du droit, de lois futures.» (Bourg, Demay et Favre, 2021: 13) Une femme avec une poussette s’engage illégalement sur D’Iberville, qui divise le parc Molson, après avoir attendu que le passage se libère, car il n’y a pas de priorité-piéton pour passer d’un côté du parc à l’autre. Mathilde Blais est une victime parfaite, et les membres de l’organisme SVFQ ne commettent pas de désobéissance. Le comportement irréprochable semble être un moyen d’arriver à leurs fins, ou de ne pas entraver le processus de revendication, autrement, iels sont pris·e·s en défaut, tandis que les automobilistes sont à peine remis·e·s en question. C’est encore la fluidité du trafic qui prévaut et la hiérarchie de la route est tout à l’envers, les plus dangereux ont le moins de responsabilités et le plus de facilité et le plus de place et le moins d’égard.

Le Vélo fantôme pour Justine Charland-St-Amour, en 2016, à l’angle de la rue d’Iberville et du boulevard Rosemont est immobile à travers la circulation intense de l’heure de pointe (il n’est que 14h25). Les voitures roulent à toute vitesse, elles sont bruyantes et le soleil qui brille sur le mur de ciment peint en rose rend tout ça tellement dérisoire, un peu comme nous qui essayons de reconstituer la mort de Justine. C’est encore un poids lourd, comment ça s’est passé, pourquoi y a-t-il fallu qu’elle suive l’autobus en direction nord sur D’Iberville en même temps que le camionneur qui tourne à droite sur Rosemont alors que c’est interdit, et comment ne peut-il pas la voir? On se rejoue la scène, on la retourne dans tous les sens, on vérifie, mais pourquoi avons-nous besoin d’une justification, d’une preuve pour constater que rien à cette intersection n’est pensé pour que des cyclistes circulent sécuritairement?

Le coroner qui a enquêté sur le décès de Justine conclut que celui-ci est dû à la circulation complexe de plusieurs véhicules, d’un non-respect de la signalisation routière et de l’absence [de] casque. La mort est accidentelle, malgré la faute légale commise par le camionneur, et c’est encore la faute de la victime parce qu’elle n’avait pas son casque. Pourtant, le casque ne prévient pas l’accident : des études démontrent que non seulement il n’est utile qu’après l’impact, mais les automobilistes feraient moins attention et frôleraient de plus près les cyclistes porteurs de casque. Insister toujours et systématiquement sur le port du casque aboutit à justifier l’injustifiable.

À partir de Rosemont vers le sud, D’Iberville devient plus industrielle. Les garages s’alignent les uns à côté des autres, les entrepôts, les lofts décrépis, les viaducs pour passer sous le chemin de fer ne sont pas loin. Je me rappelle quand, à l’intersection de Saint-Joseph et D’Iberville, à la place du feu de circulation, il n’y avait que des arrêts. Sinistre, ce «tunnel de la mort» a connu près de 300 accidents graves [...] en 10 ans. Pour améliorer la visibilité à cet endroit, la ville a démoli certains tronçons des viaducs. Le Canadien Pacifique a un droit de regard sur tous les travaux, mais, pour l'instant, la compagnie de chemin de fer ne participera pas [à leur] financement. Pour le moment, on évite de passer sous les viaducs. Même celui sur Masson, on l’évite grâce au «Réseau-Vert» imaginé en 1986, [et qui] visait à relier différents quartiers montréalais au moyen d’une nouvelle infrastructure de déplacements de loisirs, comme si le cyclisme était uniquement un loisir. On s’engage dans ce «sentier polyvalent», la «piste des carrières» qui borde le chemin de fer du Canadien Pacifique, côté nord, de Fullum à Saint-Urbain. De grandes clôtures, parfois avec des barbelés, pour empêcher les gens de traverser les rails.

Pour la sécurité, on ne peut pas autoriser le passage d’humain·e·s à cet endroit. Ces trains (de marchandises) pourraient happer les personnes qui empiètent. Le terrain où passent les rails est privé et nous ne pouvons malheureusement rien faire. Pour décourager les personnes qui voudraient s’introduire sur le terrain du CP, des amendes seront distribuées et les trous dans la clôture rebouchés. Pour se déplacer du nord au sud ou du sud au nord, entre Fullum et Saint-Urbain, il faut emprunter de Lorimier, Papineau, Christophe-Colomb, Saint-Hubert, Saint-Denis ou Saint-Laurent. Des artères qui pompent la fumée des pots d’échappement, sans savoir suturer les cicatrices urbaines qui défigurent les quartiers.

Imaginons/aménageons une manière de traverser sécuritairement, qui évite de faire des détours et de passer sous les rails, sur les artères pensées uniquement pour des voitures. Rendons publics des points de traverse, imaginons des chemins simples et naturels où le passage vers ce qui est à moins de 30 mètres ne serait pas bloqué par des barbelés. Malgré ce qu’on dit, on s’obstine à passer, la clôture est déchirée par endroit. On la répare, et on la redécoupe. On s’entête à traverser au soleil. On n’aime pas ces vieux tunnels où ça sent l’humidité.

On quitte le Réseau-Vert pour passer sous le rail. Vélo fantôme pour Mathilde Blais, en 2014, sur la rue Saint-Denis (sous le viaduc des Carrières). À la place du vélo, une petite plaque commémorative explique que la disparition du mémorial est due à la correction de l’aménagement urbain. Le REV, qui aurait aussi pu sauver Bernard, confère aux cyclistes un espace protégé par une bande de béton pour circuler là où l’espace des voies se rétrécit. Devant la plaque, discrète sur le mur de béton, je me demande si le lieu garde son sens mémoriel sans son objet signifiant, si le vélo de Mathilde, placé désormais dans un musée, conserve sa capacité à émouvoir hors de son contexte d’installation. Le lieu est-il encore hanté par les récits qu’il a engendrés? La mort de Mathilde est une mort accidentelle évitable selon le coroner. On parle d’un problème de partage de la route lorsqu’un usager –généralement le conducteur d’un véhicule motorisé, mais ça pourrait être un passager– se comporte, sciemment ou non, de façon à empêcher les autres usagers de la route –généralement des piétons et des cyclistes– de circuler normalement et de façon sécuritaire dans un endroit où ils sont autorisés à le faire. Pourquoi les autres usager·ère·s paient-iels de leur vie un problème de partage de la route, si elle est pourtant la responsabilité de toustes comme nous l’indique la SAAQ?

En arrivant dans le Mile-End, la masse piétonne s’amplifie, mais l’avenue du Parc demeure imposante avec ses cinq voies, celle du milieu se modulant à la circulation pour rendre plus fluides les déplacements en voiture. Du côté ouest sur l’avenue du Parc, avant de traverser la rue, on observe les passant·e·s. Le Vélo fantôme pour Suzanne Châtelain, en 2013, sur l’avenue du Parc (angle Saint-Viateur) est comme invisibilisé. Peut-être par la routine (le mémorial a été installé il y a 10 ans)? Ou par d’autres préoccupations (travail, famille…), ou par gêne? «The less you know the better you sleep.» (Gan et coll. 2017: 7) Au moment de nous arrêter devant le vélo blanc, un conducteur effectue un demi-tour illégal sur Parc pour remonter vers le nord, un autre conducteur le klaxonne. Le vélo de Suzanne est anonymisé, sans doute à la demande de son mari, qui n’emprunte plus l’avenue du Parc depuis la collision, il s’y rend seulement à l’anniversaire du décès. Hélène nous racontait qu’elle suivait Suzanne quand a eu lieu la collision. C’est à la suite de cet événement qu’Hélène et Gabrielle ont posé le premier vélo fantôme, un rituel pour que s’entame le deuil et pour éviter que l’espace public reste anonyme, que les gens continuent leur vie alors que quelqu’un venait de mourir quelques jours avant.

Je me demande si on ne devrait pas se recueillir, si on ne devrait pas faire une minute de silence. Je me rends compte que je n’ai à peu près pas pensé à l’aspect commémoratif du mémorial, sur le deuil, le rituel, le spirituel, focalisant mon attention sur l’aménagement, la circulation automobile, la violence des accidents… Une attention de type True Crime, et c’est peut-être l’effet de la couverture médiatique et de la consultation des rapports de coroner, tentant de reconstituer les scènes d’accident, et sentant du dégoût, de la frustration, de l’injustice… C’est au mémorial de Suzanne, en repensant à Hélène et en apprenant que le mari s’y recueillait annuellement, que cette pratique a reparu… Est-ce la timidité qui nous retient de nous arrêter dans l’espace public pour interpréter ces lieux de mémoire? Est-ce le fait qu’ils sont pratiquement toujours ignorés, noyés dans le quotidien des gens qui ne trébuchent pas, ou plus, sur ces pierres d’achoppement? Dans une société qui craint la mort, qui souhaite l’inscrire dans l’ordre du privé, de l’intime, les souliers et les vélos fantômes, publiquement exposés, sont-ils killjoys (Ahmed 2023)? Tuant la joie et le bonheur renforcés par les structures d’oppression, se mettant en travers de la route, comme un ressassement exaspérant du passé, le mémorial conjure en fait une mort qui serait double. Une mort telle qu’elle s’arrache de sa relation avec la vie, qui ne participe pas à son renouveau, mais qui se conjugue au futur. «Double death is a despoiler. It smashes the relationship between life and death. It is the destruction of the future of one’s own death, which starts to collapse along with the future of flourishing others and ecosystems.» (Bird Rose: s.d.) Ritualiser la mort en empêchant que le lieu où elle s’est produite devienne anonyme permet aux vivant·e·s de se la réapproprier, d’apaiser cette malemort par une sépulture, de faire en sorte qu’elle ne soit pas double, qu’elle appelle prospectivement un réaménagement, un rééquilibre, une plus grande considération pour la mort et ce faisant pour la vie.

  • 1. Le collectif Reclaim the Streets a été créé à Londres en 1991 pour se réapproprier l’espace urbain monopolisé par les voitures. «During its first year of existence, the collective carries out small-scale ecologist actions: painting cycle lanes on the roads during the night and picketing an automobile industry fair.» (Ramírez Blanco, 2013)
Pour citer

Harel-Michon, Mélanie et Morin, Cécilia. 2024. Processions piétonnes. Réécritures écologistes. Cahier virtuel. Numéro 9. En ligne sur le site Quartier Fhttps://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/processions-pietonnes

Référence bibliographique

Ahmed, Sara. 2023. The Feminist Killjoy Handbook. The Radical Potential of Getting in the Way. New York. Seal Press.

Bird Rose, Deborah. s. d. « Double Death ». The Multispecies Salon. https://www.multispecies-salon.org/double-death/.

Bourg, Dominique, Clémence Demay et Brian Favre. 2021. « La désobéissance civile environnementale en état de nécessité? ». Désobéir pour la Terre. Paris. Presses Universitaires de France. P. 7-12.

Certeau, Michel de et Luce Giard. 1990 [1980]. L’invention du quotidien. 1, Arts de faire. Paris. Gallimard.

Gan, Elaine, Anna Tsing, Heather Swanson et Nils Bubandt. 2017. « Introduction : Haunted Landscapes of the Anthropocene. Gan, Elaine, Anna Tsing, Heather Swanson et Nils Bubandt ». Arts of Living on a Damaged Planet. Ghosts and Monsters of the Anthropocene. Minneapolis/London. University of Minnesota Press. P. 1-15.

leibovici, franck. 2020. des opérations d’écriture qui ne disent pas leur nom. Paris. Questions théoriques.

Ramírez Blanco, Julia. 2013. Reclaim The Streets! From Local to Global Party Protest. Third Text. vol. 27. No 4.

Reclaim The Streets. 2001. https://rts.gn.apc.org/.

Sinclair, Iain. 1997. Lights Out for the Territory. 9 Excursions in the Secret History of London. Londres. Granta Books.  

Urbain, Jean-Didier. 2010. « Lieux, liens, légendes. Espaces, tropismes et attractions touristiques ». Communications. Vol. 2. No 87. P. 99-107.

Van Dooren, Thomas, Eben Kirksey et Ursula Münster. 2016. « Multispecies Studies: Cultivating Arts of Attentiveness ». Environmental Humanities. Vol. 8. No 1. P. 1-23.

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