All cops are bastards

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Cahier référent

J’haïs les flics. Détester la police n’a rien d’un sport ni d’une manie; ce n’est pas non plus quelque chose que j’ai choisi de faire, je veux dire par là que ce n’est pas uniquement une position idéologique. J’haïs les flics viscéralement, avant toute explication intellectuelle, j’haïs les flics avec une mauvaise foi maladive, j’haïs cette manière que les flics ont de tout soupçonner, de faire passer aux aveux, de traquer dans tout ce que je dis ce qu’ils veulent y trouver. J’aimerais vous dire que je n’haïs dans les flics que ce qui m’oppresse, que je les haïs pour des raisons intimes, personnelles et traumatiques, mais ce ne serait pas tout à fait vrai. Oui, j’haïs la police depuis qu’ils m’ont interpelé, arrêté, poivré, battu, incarcéré, raillé et interrogé, depuis qu’ils m’ont servi leurs horribles sandwichs au fromage orange dans la cellule du Centre opérationnel Sud où ils m’ont mis à végéter avec quelques autres camarades, depuis qu’ils m’ont servi leurs sourires oranges de parvenus à la Floride dans l’hostie de palais de Justice de marde pendant les trois ans éternels qu’ont duré mon procès et toute l’humiliation publique qui vient avec. J’haïs les flics, user du mot «policier» me fait chier si ce n’est pas dit avec une ironie qui confine au délire, et même là, j’haïs ce mot dit avec ironie pour tout ce que l’ironie avoue d’impuissance. J’haïs les flics pour la violence qu’ils usent et pour celle qu’ils n’usent pas: quand ils ne me donnent pas de raisons de les haïr, je les haïs encore plus. 

On pourrait croire que c’est cette violence-là, ce que Max Weber a défini un jour où il était de bonne humeur comme le monopole de la violence légitime, ce caractère toujours possible et arbitraire de la violence flique qui me fait autant les haïr. Autrement dit, que je les haïs parce que je ne suis pas moi-même flic, et que dans le fond il suffirait que j’entre à Nicolet ou au pouvoir pour retourner ma veste de Don Quichotte anar-tendance en gilet pare-balle et flasher mes sirènes en passant sur les rouges. Il y aurait surement une part de vérité dans cette explication, on haït toujours le douche-bag qu’on ne croit pas être, c’est facile, c’est même d’une certaine évidence. Mais je ne crois pas que ce que j’haïs des flics tienne seulement à cela, à cette asymétrie qui existe entre nous. Ni même que les pires flics soient ceux de première ligne, toujours un peu dépassés, convaincus qu’on se moque d’eux, cherchant à prouver leur virilité en me disant des choses comme «tu fais moins ton comique, maintenant» quand ils me tâtent les côtes à coup de matraque ou me pointent leurs guns à la figure. 

Il faut dire que j’ai connu une fois un flic que je n’ai pas haï. C’était le jour de mon arrestation: il avait refusé de me mettre les menottes malgré l’ordre de son supérieur, il avait dit un truc du genre «qu’il ne jugeait pas que je représentais un danger» et que je n’avais pas l’air de vouloir m’enfuir. Au fond, je sais, c’est weird, mais il me faisait confiance. Il avait même eu une courte altercation avec son supérieur, un inspecteur –les pires– mais il avait tenu son bout. Je me suis dit: shit, ce gars-là vient de refuser d’être un flic. Ça ne m’a pas redonné espoir en l’institution flique, mais peut-être, oui, dans le fait qu’il existe des personnes humaines derrière le masque du flic. Sauf que ce n’est pas la personne derrière le flic que j’haïs, c’est le flic, la logique du flic, la machine flique. Quand je dis que j’haïs les flics, je ne parle donc pas seulement de ce qu’ils appellent les «corps policiers», ce ramassis de douche-bags sinistres, je parle aussi, à vrai dire surtout, de ce qui vient avant, après et autour de l’arrestation: du système de surveillance paranoïaque toujours plus hi-tech qui leur permet de savoir où je me trouve tout le temps et pire encore, pourquoi je m’y trouve. Ce que j’haïs, c’est ce quadrillage, sa logique du soupçon, son idée du dressage, sa manie de surveiller et punir, ce panoptikon au centre duquel ils observent, ces instruments qu’ils usent pour me faire cracher le morceau, ce régime de vérité parano-flic, cette bâtisse kafkaïenne, ce labyrinthe où je ne peux que me perdre, ce couloir où ils me forcent à passer, ce biopouvoir qui me mène par le bout du nez. Et encore, s’ils s’en tenaient à tout savoir sur moi: mais quand ils me font dire ce que je n’ai pas dit, quand ils me font penser ce que je n’ai pas pensé, le comble de la fliquerie est atteint. 

Or, caché derrière le flic, il y a bien une autre figure que je dois haïr au moins autant: le bourge. J’haïs les bourges, détester la richesse n’a rien d’un sport ni d’une manie, j’haïs les bourges avant toute explication sociologique, le bon bourge qui n’a jamais été inquiété, celui qui pense qu’il est toujours dans son bon droit, celui qui d’évidence n’a jamais eu faim, froid ou de la misère à payer l’hydro de marde, celui qui garde ses cennes pour lui, celui qui donne «généreusement» ses cennes aux autres, et qui surtout mais surtout, regarde ailleurs pendant que les flics nous poivrent en pleine face parce qu’on bloque leur hostie de Banque Nationale. Ce qui est fou avec les bourges, c’est à quel point ils s’en sacrent. Je dis ça mais ce n’est pas tout à fait vrai: ils s’en sacrent toujours jusqu’à ce que ça les concerne (ou les vise) directement. Soudainement, ce ne sont plus des bourges: ce sont des contribuables, des payeurs de taxes, des citoyens avec un C tellement majuscule qu’ils envoient les flics en catastrophes pour tasser les horribles anarchistes qui bloquent la rue avec des banderoles ou qui ont pété les vitres de leur resto de bourge de marde.

J’haïs les flics, j’haïs aussi les bourges. J’haïs l’État policier, l’État bourgeois, toutes les faces que peut prendre le fascisme, j’haïs les flics quand ils sont smattes parce qu’ils ne sont jamais smattes pour rien, j’haïs les bourges quand ils sont smattes parce qu’ils sont toujours smattes pour rien, j’haïs les flics en colère parce qu’ils tuent et les bourges en colère parce que ça veut toujours dire que les flics s’en viennent au galop. J’haïs l’interrogatoire des flics et le silence des bourgeois, j’haïs à quel point les flics trouvent des coupables partout sauf où il y en a, juste derrière leur nez. J’haïs la logique des bourges qui dit que quand ça ne les concerne pas, ça n’existe pas. J’haïs les flics d’être venus me faire chier jusqu’en littérature, ce matin où j’ai ouvert un texte et que j’ai lu que quelqu’un proposait de faire une lecture policière des textes, qu’il fallait mêler la paranoïa à la force, tordre les mots dans tous les sens, les faire passer aux aveux. Il y en a une qui a ajouté qu’on entrait dans l’ère du soupçon et qui trouvait ça chill. Il y en a encore un autre qui a renchéri, il a dit tous coupables, votre honneur. Ce dude-là, il fallait que ça soit un bourge, c’est sûr. Il devait ouvrir les nouvelles comme font les bourges: «ah tiens, une guerre en Éthiopie. Shit, le prix du café va monter.» Ou bien c’était un flic, un des pires: les flics qui ne portent pas de badge, ceux qu’on ne peut pas reconnaître, ceux qui sont à la fois des flics et des bourges. 

Je dis ça parce que j’en ai vu, des ami-e-s devenir des flics. Dans le milieu, on a tous notre phase parano-flic: on se met à contrôler tout ce qui entre et sort, on tape nos webcams, on fait passer des interrogatoires à tout ce qui bouge. Paradoxalement, on cherche le flic, l’indic, c’est clair qu’il y en a au moins un, infiltré. Et pendant ce temps-là, on devient nous-mêmes des flics, dans notre tête et dans nos actes, et la vie devient invivable, le quotidien terrifiant. Et pendant qu’on se fait passer des procès les un-e-s les autres, pendant qu’on mord, gueule, arrache, déchire, traque toutes les incohérences et les contradictions, les bourges, eux, continuent de faire leurs trucs de bourges sans jamais être inquiétés. Les nouvelles continuent de défiler sur des écrans, les flics de tirer sur les Noirs et les sans-abris, les bourges de manger du tartare sur Saint-Laurent les samedis soirs, et les manifs s’arrêtent: plus personne ne sort dans la rue parce que tout le monde est parano, tout le monde est un flic.

Une heure avant chaque manif, ma mère m’appelle, d’un coup que ça vire à l’émeute. Elle ne me dit jamais de ne pas y aller, elle me dit seulement: «fais attention, OK?» C’est parce qu’elle s’inquiète. Parce qu’elle se fait du souci, parce qu’elle se soucie de moi. Au fond, parce qu’elle care. C’est vrai, il doit bien y avoir quelque chose à mi-chemin entre la terreur parano-flique et l’indifférence bourge, et ça pourrait être ça, l’inquiétude. L’inquiétude face aux flics et la logique sournoise qu’ils mettent dans nos têtes. Ou l’inquiétude de ma mère, l’inquiétude pour mes camarades qui s’en vont se faire décâlisser par des flics protégeant des turbo-bourges au G7. L’inquiétude pour les textes qu’on met au monde et qui se feront déboulonner par des armées de flics en mal de sensations fortes ou par des bourges qui n’y verront qu’un bon apéritif. Et pour ça, pour que l’inquiétude demeure, que la lecture soit autre chose qu’un vague frisson sur un divan trop cher ou un étalage de swat-team force dans un building crasse de Hochelaga-Maisonneuve, il faut d’abord care. En ce sens-là, s’il s’agit d’inquiétude, il en faudrait une qui n’essaie pas de prouver mais de comprendre, pas de divertir mais de faire face. Ce serait une fine ligne difficile à tenir entre deux trous qu’il faut haïr également pour ne pas y tomber. 

Je disais donc que si j’haïs les flics et les bourges, ce n’est pas seulement parce qu’ils m’oppressent. Ce qui m’inquiète le plus, c’est ce flic que j’ai dans la tête, qui s’isole dans ses délires paranoïaques de flics, et tout le mal qu’il pourrait faire si seulement je cessais un instant de le haïr de toutes mes forces et lui donnais la voie libre. Ce qui m’inquiète le plus, c’est ce bourge dans ma tête qui s’en crisse ben raide quand ça ne lui tente pas de voir la lune montrée par le doigt, la vraie souffrance montrée par le texte, et qui voit dans la fiction un bon moment à passer, deux ou trois mécanismes surprenants et une pincée d’aventure. Faire une lecture inquiétée des textes, ce n’est ni donner dans le divertissement ni dans la paranoïa. C’est les prendre au sérieux. Lâcher un coup de fil, leur dire: «take care, OK?» Écrire un texte inquiétant, c’est d’abord écrire un texte inquiété, qui se fait du souci à dire quelque chose, care à propos des mots et de ce qu’ils vont dire. Et si je me répands autant sur les flics et les bourges, c’est parce que le G7 s’en vient et que les grenades flash-bang sont prêtes, parce que, quand on care, la fiction est réelle en criss, elle fait mal comme une grenade flash-bang qui pète dans les côtes. Et si on devient tous des flics ou des bourges, qui sortira encore la nuit pour taguer ACAB sur les murs, inquiets qu'on nous arrête?

Pour citer

Bilodeau, Jean-Pascal. 2019. All cops are bastards. Matière à inquiétude. Cahier virtuel. Numéro 6. En ligne sur le site Quartier Fhttp://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/all-cops-are-bastards

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