6 février 2018,
Chère Sandrine,
Les commencements, je n’ai jamais su comment les écrire. Je pourrais débuter par cela, par te dire que je prends un risque: celui de m’écrire de me dévoiler, de laisser circuler, entre les aveux, un peu de vrai, un peu de faux. Disons que mon récit commence par un évanouissement. D’ailleurs, je ne sais pas si je t’ai déjà parlé de mon amour pour les évanouies. Elles hantent mon imaginaire et j’ai, pour elle, une affection particulière. Je me suis évanouie en classe. J’ai abandonné ma session. Il n’y a pas de place pour les évanouies à l’université. On les regarde de haut, de loin, on a peur qu’elles nous quittent de nouveau.
Chère Maude,
Je ne sais pas écrire. J’écris quand même. Je suis ingouvernable parce que j’écris alors que je considère que je ne sais pas écrire. Les femmes qui écrivent sont ingouvernables. J’écris quand même parce que j’écris avec vous. Avec nous, à partir de nous. Avec toutes les femmes qui écrivent. Être femme aux cycles supérieurs c’est tout ça pour moi. C’est être au pluriel.
Chère Gabrielle,
Lorsque j’ai commencé mon baccalauréat, j’ai cessé d’écrire. Après les trois années du bac, je ne me suis pas inscrite à la maîtrise. Il n’y avait plus un millimètre de moi en moi. J’ai acheté une voiture et je suis partie sur les routes américaines. Je me suis mise en danger de toutes les manières possibles, j’ai dormi seule dans les stationnements louches et mal éclairés des haltes routières, j’ai consommé des drogues sans me soucier de leurs noms, j’ai voyagé seule dans le désert. Je voulais, à défaut de pouvoir écrire, vivre une vie romanesque.
Chère Gabrielle,
À t’écrire, je réalise combien le fait d’être une femme aux cycles supérieurs a souvent à voir avec une idée de la disparition. J’ai [souvent] disparu derrière mes collègues masculins. Aujourd’hui, par le projet qu’on s’est donné toutes les six, je veux –je dois– combattre ma disparition. J’ai besoin de sentir qu’être femme aux cycles supérieurs, ça veuille dire qu’on se met à exister les unes par les autres. Et que dans l’imparfait de nos voix jointes, à travers nos craintes et nos doutes, ou, au contraire, grâce à notre assurance insoupçonnée et à la fierté de nos écritures tendues l’une vers l’autre, on enraye la disparition. Je me laisse envahir de vos voix et je me rappelle –enfin– que toujours, nous apparaissons.
Chère Soline,
Trouver la voie à prendre pour se rendre là où on peut apprendre, lire, produire, dire, sans devoir penser l’université comme un labyrinthe. Le Minotaure, c’était un gardien de sécurité. Il me suivait, me demandait mon numéro, voulait me suivre chez moi. Quand je l’ignorais, il me barrait le chemin pour que je le salue, exigeait un sourire. Je sais que si j’avais été un homme, si je n’avais pas été élevée pour être polie et conciliante, programmée pour mettre les sentiments des autres avant les miens, je l’aurais envoyé chier au lieu de lui sourire en silence. Trouver sa voie dans l’université pour éviter de le croiser.
Chère Jenn,
Il y a de cela dans le geste de trouver sa voix(e): entendre par où nous pouvons passer en notre propre corps, par l’intermédiaire des sens et de l’intelligence qui les guide, en écoutant, en distinguant. Faire confiance donc en ce que nous sentons, dans le corridor du souffle, comme dans nos relations, comme dans nos idées, c’est faire confiance en ce que l’on décode en soi comme figures d’amour, comme expériences de la beauté, comme colère, comme désir, comme violence, comme force amie. Pour moi, me suivre, m’apprendre, c’est chercher à disparaître dans les formes, m’y entendre par le revers; pour cela, j’aimerais encore, ici et là, m’indéterminer.
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15 février 2018,
Ma Maude,
Les filles de The L Word, celles de Girls, Sarah Connors, Thelma, Louise, Feist, Kate Nash… Tant de femmes que j’ai apprises par cœur. Alors que j’essaie de comprendre d’où ça vient, je me ramène vers mon premier coup de foudre de ce genre. J’ai neuf ans et je reçois un journal intime en cadeau. À cette époque, je viens de terminer une lecture fiévreuse du journal d’Anne Frank. Le soir même, je me retire dans ma chambre et, sur la première page, j’écris «Chère Anne». Pendant 10 ans, je m’adresserai à cette Anne qui dépassera rapidement la personne d’Anne Frank pour devenir une simple interlocutrice. J’écrirai à cette Autre –une femme toujours.
Chère Gabrielle,
Comme le disait Angot cette semaine, «ce qui est difficile, ce n’est pas de parler, c’est de se libérer d’un pouvoir». Il y a celles qui m’ont fait savoir que je n’étais pas seule. Par pur hasard, je suis tombée sur une entrevue entre Oprah et Melissa Etheridge quand j’étais ado. Je ne la connaissais pas, mais quelque chose m’a intriguée. Quand elle a parlé de son homosexualité, je me suis empressée d’aller acheter son autobiographie.
Chère GabDo,
Peut-être que tout est là, dans les façons dont nous tissons d’autres réseaux en prenant en soi, sur soi, des mères et des sœurs adoptives. Nous tricoter, nous réparer, nous rapiécer, nous soigner. Il s’agit, je crois, de gestes éminemment féministes. La filiation se tiendrait alors là, dans les veines où s’infiltre de l’amour féministe. Dans ces cœurs qui battent au bout des doigts. Dans ces douces révolutions que l’on porte comme des peaux. Dans ces «j’ai besoin de toi» qui se transforment en regards bienveillants.
Chère Soline,
Je ne sais pas si je me considère comme une guerrière, mais c’est en tout point l’image qui me vient à l’esprit quand je te regarde. Je me tiens à côté de toi, dans toute ma fragilité, mes angoisses et mes badtrips. Et tu m’accueilles, toujours. Et plus on avance, plus je trouve, sous des couches d’assurance, une fragilité peut-être semblable à la mienne. Et j’apprends lentement que c’est là, dans cette vulnérabilité, que l’on apprend à se porter les unes les autres, à se donner des forces.
Chère Sandrine,
«Fais confiance». Ces deux petits mots tout simples nous ont fait pleurer un jour ou l’autre, toi et moi. J’ai pensé à toi et à ton écriture parce que tu m’avais dit que te concentrer sur ta thèse faisait en sorte que tu écrivais moins. Même si tu savais que ça reviendrait plus tard, c’était quand même une sorte de vide. Est-ce que j’invente? En tout cas, j’ai hâte d’entendre à nouveau ta voix, quand ça viendra.
Chère Jenn,
Écrire comme nous le faisons, en nous adressant à l’autre et en la prenant à partie, est un geste intime: le partage de notre lecture du monde. Ces lettres portent les traces de l’héritage des femmes qui nous précèdent, qui ont écrit avant nous des fictions, des lettres, des thèses, des poèmes. Ces lettres contiennent le désir sans doute naïf de laisser quelque chose à notre tour en héritage. Mais, surtout, elles contiennent une volonté de faire sens ensemble, à partir de nos histoires, de nos vécus, de nos héritages, de dire «je», «toi», «nous» pour mieux comprendre le monde qui nous entoure.
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24 février 2018,
Chère Soline,
J’avais hâte de t’écrire. J’ai l’impression que nous ne nous connaissons encore que «par les autres», comme les relations commencent souvent: je te connais par les Gabrielle, avec lesquelles tu entretiens des amitiés singulières; je te connais aussi par mon frère et ma belle-sœur adorée. J’étais intriguée à l’idée de plonger, enfin, dans une écriture vers toi. Une écriture toute pour toi.
Chère Maude,
J’ai lu ta lettre avec beaucoup d’attention. Je la garde près de moi comme un secret bien caché. J’aimerais te parler plus de cet esprit de compétition dont tu parles, mais, en toute honnêteté, je le refuse. Ma communauté n’aime pas les compromis; elle prend tout, risque tout, mais elle délaisse ce qui lui fait mal. À l’inverse, elle saisit les choses qui lui font du bien: les mots doux, les mots tendres, les mots qui prennent soin. Les mots qui réparent les pouces bleus. Et tes mots, à toi, ont une force tranquille; ils résonnent en moi, encore.
Chère Gabrielle,
Dans ma dernière lettre, adressée à Soline, je disais que j’étais toujours la tête entre deux choses. Comme si j’étais constamment séparée, déchirée entre des mondes auxquels je souhaite appartenir. Entre ces lignes, tu ne le vois pas, mais je respire un peu mieux. J’aime penser que toutes ces lettres, tous ces mots que nous nous tendons sont un souffle commun, un geste vital. Ce souffle de vie, de force, me permet de poser ma tête. De me recoller un peu.
Chère GabDo,
Quand j’écris ou quand je travaille ma voix toute seule, je fais des faces laides, je fais des bruits qui ont l’air étranges, je ne pense pas à comment on me voit, et je me sens bien. Je ne crois pas que je suis physiquement lisible ou compréhensible quand je travaille, et il me semble que je dois être plus inquiétante qu’inspirante. En tout cas, je suis tout sauf calme, je me mords les doigts, et encore, je fais des sons. Écrire, je fais ça cachée, pour fuir le monde, et ça me permet de me foutre de ce dont j’ai l’air, parce que là, ça n’a vraiment aucune importance.
Chère Jenn,
Les relations, je les pense plus en constellations aléatoires. Je n’ai jamais été du genre à évoluer en groupe, plus portée que j’étais à me lancer d’amitié fusionnelle en amitié fusionnelle. Mon expérience universitaire est aussi dépourvue d’appartenance de groupe. Gabrielle Doré m’écrivait que, pour elle, être femme aux cycles supérieurs, c’était être plurielle. J’aurais voulu me sentir interpellée par cette phrase, par cette belle idée d’une communauté, d’une alliance. Mais ce qui résonne en moi à la lecture de cette phrase, c’est d’abord la surprise... puis l’absence.
Chère Sandrine,
Avant d’écrire ma première lettre, j’ai cherché des correspondances entre femmes, il en existe, bien sûr, mais elles ne ressortent pas les premières, il faut fouiller un peu. Flaubert écrivait: «Genre épistolaire: genre exclusivement réservé aux femmes». Devant une telle affirmation, on ne peut que prendre conscience du travail de défrichage qu’il reste à faire pour retrouver ces correspondances. Car finalement, ce sont celles de Flaubert qu’on retrouve en Folio Classique.
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7 mars 2018,
Chère Maude,
Eh boboye. Parler d’amour. Ces temps-ci, je ne sais pas mauditement pas quoi en dire. Je t’imagine sourire, avec tout ton visage qui sourit et tes yeux humides qui débordent. Tu fais ça, toi. Et je me dis c’est un peu ça, simple comme ça, ce que je peux dire en ce moment. L’amour, ce sont des visages gentils qui te regardent et ne te font pas mal. Aimer: ne pas faire de mal. J’ai appris que mon flirt avait auditionné pour La Voix et ça m’a turnée off. (Un homme qui ressemble beaucoup à Sylvano Santini vient de traverser la cour devant la fenêtre de la bibliothèque où je suis installée, et son bâillement a duré tout le long de sa traversée, c’est sans doute le bâillement le plus long dont j’ai jamais été témoin.)
Chère Gabrielle GD,
Juste un petit mot pour te dire merci pour la lettre. À vrai dire, j’ai été saisie par les premières phrases: je me suis sentie vue alors que j’ai si souvent l’impression d’être invisible, de faire partie du décor. Donc, j’ai été surprise, flattée et j’ai aussi trouvé ça confrontant. J’ai, je crois, à la fois envie d’être vue et peur d’être perçue… non pas perçue sous un mauvais jour, perçue point.
Chère Sandrine,
En vieillissant, je voyais mes amies vivre leurs premières histoires d’amour. Ces histoires, je les vivais comme des abandons. À l’époque, je ne comprenais pas. Je pensais que l’amour, c’était entre les hommes et les femmes seulement et ça ne m’intéressait pas. Je me suis convaincue que personne ne pourrait m’aimer à cause de mon corps; être grosse signifiait ne pas mériter l’amour. Il y a une raison pour laquelle on dit «le grand amour» et non «le gros amour».
Chère GabDo,
Parfois, dans mes nuits insomniaques, je pense à toutes les personnes que j’ai aimées trop avidement et que j’ai fuies parce que je ne parvenais pas à gérer l’amour que j’avais moi-même créé. Et, parce que je me suis si souvent esquivée, j’ai toujours peur que les gens me quittent, m’abandonnent. Et pourtant, chaque année me détrompe. Mes amitiés perdurent, mes amours aussi, à ma grande surprise. Ce sont peut-être que les marques de l’âge qui s’inscrivent sur mon visage implantent plus profondément encore, sous-cutanées, quelque chose comme la compréhension des faiblesses des autres et de moi-même. Peut-être que vieillir c’est cela, trouver que les déchirements sont inutiles et valoriser ce qui perdure dans le temps, comme un reflet de nos corps dans lesquels nous éprouvons le temps qui passe.
Chère So,
Cet été, j’ai lu et relu Cet amour-là de Yann Andréa. Un récit habité par la hantise, par le spectre de Duras. Elle y est partout: dans l’urgence des phrases qui donnent l’impression de se juxtaposer, dans le souvenir des nuits blanches, dans les danses interdites qui rappellent les premiers bals. La folie de l’amour. Celle qui fait écrire à Andréa: «Je vous aime plus que tout au monde. Sinon quoi, rien ne serait possible, on ne pourrait pas parler, rien dire, pas d’amour, rien». Leur histoire, je la rêve. J’imagine deux corps allongés l’un près de l’autre, le plus souvent en silence. Mais tout l’amour d’un instant qui se prolonge, qui s’étire. Ils s’écrivaient beaucoup de lettres et, ici, avec toi, j’ouvre un espace pour que l’amour s’infiltre, devienne reine. Pour que les mots qui parlent d’amour ne cessent de couler, encore et toujours.
Chère Gabrielle GD,
Je veux t’écrire que je t’aime. J’aime qui tu es. J’aime ta fougue, ton intelligence. J’aime les larmes qui arrivent à tes yeux quand quelque chose te touche de trop près. J’aime ton rire caractéristique quand tu dis une blague que tu trouves pas pire drôle. J’aime tes longs doigts tout en mouvement quand tu m’expliques quelque chose qui te passionne (même s’il leur en manque maintenant un petit bout depuis qu’une fenêtre a sectionné le haut de ton index!) Je te trouve forte. Résiliente. D’une sensibilité qui m’aide à délier la mienne, quand elle se retranche quelque part où on ne peut plus l’atteindre.
Chère Jenn,
J’écrivais à Maude, dans ma toute première lettre, que je ne sais pas écrire. Je prends les peaux de celles à qui j’écris, je tente de trouver ma voix entre ces lignes que je trace, mais je n’ai pas mon style, mon écriture. J’écris à partir des autres. Or, avec toi, si je prends aussi une certaine peau, elle m’est agréable à porter. Ici, c’est pareil. Je me laisse porter. Tu as ouvert cet espace où je peux déposer des mots qui, peut-être le reconnais-je maintenant, sont les miens.
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14 mars 2018,
Chère Sandrine,
Je tente de faire de l’ordre dans cette expérience épistolaire. Alors que je butinais d’une chose à l’autre, que je cherchais sans cesse à me poser et à prendre soin de moi, ces lettres m’ont permis de le faire. Vous avez pris soin de moi sans le savoir, quasi quotidiennement. Comme tu l’as si souvent fait consciemment, à l’intérieur de nos quatre murs. Ta douceur et ton regard bienveillant m’ont permis d’avancer parmi des pages qui souvent me rebutaient. Nos échanges m’ont été précieux pour faire bouillonner les idées, au quotidien.
Chère Jenn,
Les ingouvernables m’ouvrent le chemin de ma propre désobéissance, que ce soit des femmes fictionnelles et réelles dont je viens de tisser les noms; ou que ce soit des femmes comme toi, qui tendent leur voix vers la mienne, pour éviter que tout s’endorme dans un statu quo rassurant. Te lire me parler des femmes évanouissantes, c’est me rappeler que moi aussi, parfois, je ne suis pas assez ou que je suis trop. Et que c’est très bien comme ça.
Chère Maude,
Une anecdote qui aurait pu devenir un fait divers. Des hommes entrent dans un bar. Pas de garde de sécurité. Les regards se posent sur eux, ils détonnent. Ils savent qu’ils ne sont pas à leur place, qu’ils dérangent et ils aiment ce sentiment. Ils se sentent puissants, ils se sentent forts, ils se sentent masculins. Je repense à cet instant mon cœur a manqué un battement après que tu as ôté la main posée sur Anne-Julie. Je revois le regard colérique de l’homme. Tout en lui émanait la confiance en sa masculinité. Partout, on dit que nous sommes indomptables, que nous sommes des guerrières. Devant la violence de l’homme, j’étais vulnérable, faible.
Chère Double GD,
Si ma chair dévoile une fragilité et une vulnérabilité, elle peut, en même temps, ouvrir sur une désobéissance. S’arrêter dans le couloir à l’université ou s’asseoir dans une rangée au magasin parce que le corps manque d’air et se tient à la limite de l’évanouissement, s’allonger et rester au lit tout l’avant-midi provoquent inévitablement des temps d’arrêt. Or j’aime penser que ces instants où les secondes s’étirent sont des subversions, des brèches, fragilisant la structure à partir de laquelle s’érige notre conception du monde.
Chère GabDo,
Nadine Gordimer parle de l’écriture comme du geste essentiel (The Essential Gesture). Elle y voit la plus grande possibilité de résistance –n’est-ce pas un peu ce qu’on fait aussi en s’écrivant malgré le manque de temps, la compétition dans laquelle on voudrait nous plonger…
Chère So,
Ma lettre est en retard et je bois du saké en t’écrivant pour me donner un petit hip. Je trouve que beaucoup de gens disent n’importe quoi. Il me semble que si je m’écoutais, je dirais tout le temps à tout le monde: tu dis n’importe quoi. Pourquoi les gens disent n’importe quoi? Peut-être parce qu’ils s’arrêtent en chemin devant les choses à l’endroit qui leur est favorable pour penser ces choses, pour ne pas trop se demander de changer quoi que ce soit pour mieux voir. J’aime ça, moi, le mot chose. Des gens de lettres disent parfois que le mot chose ne veut rien dire ; moi je trouve qu’il veut dire tout.
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26 mars 2018,
Chère Maude,
C’est un drôle d’adon, alors que je dois écrire sur le quotidien, je n’ai pas eu le temps de t’y faire une place dans les derniers jours... Hier soir, j’ai vu la pièce de théâtre Chienne(s). Les autrices avancent justement qu’être trentenaire aujourd’hui, c’est nécessairement souffrir d’anxiété. C’est constamment avoir la chienne, sans savoir pourquoi. Avec le recul, je réalise que, ce que m’a appris mon passage aux cycles supérieurs, c’est de me redonner le droit à la vulnérabilité est le plus beau cadeau que je me suis offert. (Dehors, une jeune fille essaie de prendre une photo faussement sur le vif de son amie. Elle pose en faisant semblant de regarder son téléphone...)
Chère Sandrine,
Tu me devines, je le sais. T’écrire mon quotidien revient à cette surexposition de mon corps. À ce qu’il est, à ce qu’il n’est pas, à la lisière de la lumière et de la noirceur. J’ai l’impression que je pourrais reprendre les journées et les épuiser afin qu’il ne reste que cette idée, un peu vague, que les discours ne sont pas forcément portés par ma voix, mais qu’ils s’inscrivent sur moi, ma chair devenant quelque chose comme une surface palimpseste, un manuscrit raturé, avec des bouts manquants. Et, là, je pense à Gabrielle D. qui m’écrivait qu’elle «prend les peaux de celle à qui [elle] écrit».
Chère GabDo,
Pour moi, c’est l’occasion de t’écrire combien je suis fière. Je ne sais pas comment t’écrire cela sans que ça sonne présomptueux, mais je vais essayer: une part de moi se voit en toi. Je crois que nous partageons une manière d’être au monde, que ce soit dans nos doutes, dans notre façon de gérer l’adversité ou à l’inverse, les trop grandes joies. Je l’ai senti quand ta grand-mère est partie. Je voulais te le dire. Et te rappeler –si j’ai vu juste et que nous sommes effectivement un peu semblables à ce chapitre –qu’il faut te garder un peu d’espace dans le quotidien, qu’il soit calme ou tourbillonnant, pour prendre soin de toi.
Chère Jenn,
Me suis répété plusieurs fois cette semaine en moi-même, en m’adressant à lui: «je suis plus forte que tu le crois». Je pensais à lui et à au moins deux autres hommes dans mon entourage. Je répétais la phrase. Me disais que j’avais encore des choses à apprendre sur ma manière de me comporter avec eux. Ne plus jouer la fille comme cela m’échappe parfois, ne plus performer la discrétion, ne plus dire que c’est correct, ne plus jamais me laisser porter par l’autre sous les adjectifs, désapprendre à m’y coucher en silence.
Chère Soline,
5 semaines, 5 lettres, 5 femmes qui font, depuis des années, partie de mon quotidien, du décor de ma vie chacune à leur façon. J’ai l’impression de vous voir depuis des années, mais ce projet aura permis de vous voir autrement, justement, pas simplement comme des visages familiers, mais vous voir de l’intérieur, de plus près, de vous voir plus vraies.
Merci de m’aider à ne plus disparaître, chère amie prodigieuse,
Merci pour cette pause, chère interlocutrice bienveillante,
Je t’embrasse et je souhaite que ton quotidien soit aussi beau que ta personne,
Je finirai simplement en te disant que je pense que notre échange est, ou sera, le lieu d’une complicité, d’une sensibilité partagée et, qui sait, d’une sororité.
P.-S.: Merci d’apprécier le cadre esthétique de cette lettre.
Avec ce qu’il me reste d’oxygène,
Bises, ta sœur de prénom,
Merci, pour ça. Ton amie,
Avec tout mon amour et toute ma solidarité,
P.-S.: Continue d’écrire, de parler, d’hurler s’il le faut. Ouvre ta gorge, déplie ton corps; il faut que ta voix circule jusqu’à nous. Il le faut.
Je te dis à bientôt. Merci pour cette amitié qui, de jour en jour, prend le temps de s’installer.
Bisou,
Avec douceur,
Je le crois: maintenant est venu le temps de notre apparition,
Gabrielle
Soline
Sandrine
Gabrielle
Maude
Jennifer
Asselin, Soline. Bélanger, Jennifer. Doré, Gabrielle. Giasson-Dulude, Gabrielle. Lafleur, Maude. Galand, Sandrine. 2019. Retrouvailles épistolaires et c(h)oeur de voix de femmes. Femmes ingouvernables: Postures créatrices. Cahier virtuel. Numéro 5. En ligne sur le site Quartier F. https://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/retrouvailles-epistolaires-…