Écoute petit Timothé, il faudra que tu comprennes un jour. Il y a plus d’un milliard d’enfants comme toi sur Terre, alors que moi, je suis le seul marchand de sable. J’ai trop de travail pour venir te voir chaque nuit. Ta bonne mère a raison, on va devoir t’acheter des somnifères. Mais non, ce n’est pas que je ne t’aime pas… Non, désolé, on ne peut définitivement pas être copains. Toi, t’es un petit gamin, et moi, je suis une créature folklorique. De toute façon, je ne m’entends pas bien avec les petits mômes impertinents. Oui, je parle de toi. Ne le prends pas mal, mais il est dix heures et demie… et c’est la même chose chaque nuit. Tu devais être couché à huit heures. Hé, ne fais pas le rusé, je vois bien que tu es couché dans ton lit. Le problème c’est que tu ne dors pas, non, tu lis. C’est quoi ce livre, au juste? Oh! Ce n’est pas de ton âge, une histoire d’horreur! Est-ce que ta mère sait que tu… elle te l’a prêté? Ah! Ce n’est donc pas sorcier si tu n’arrives pas à dormir. Donne-moi ça. Donne! Je lui parlerai, à ta mère. Qu’elle cesse de se plaindre…
Quand même, ce n’est pas elle qui te force à lire si tard. Tu ne t’aides pas, mon petit. Sais-tu quoi? Je ne m’en vais pas d’ici tant que tu ne t’endors pas. Oui, par toi-même. Si tes camarades de classe ont des cernes demain, et bien, ce sera de ta faute. Non, pas question que je gaspille même une pincée de sable de plus sur ton cas, tu vas t’endormir comme un grand. Tu te permets de me demander pourquoi? Seigneur, Timmy, regarde-toi! T’es rendu complètement dépendant! Pas capable de fermer l’œil sans tes petits grains nocturnes de sable! Je ne suis pas un vendeur de drogue comme ton grand frère, tu sauras. Tu devrais prendre exemple sur lui, tiens! Lui, on n’a pas à s’en mêler, on le retrouve complètement évanoui à toute heure de la journée… Tout compte fait, oublie ça. Elles ne sont pas tant exemplaires, ses léthargies…
Tu sais, on me dit peut-être marchand, mais je le donne gratuitement, mon sable. C’est de la charité, donc pas question de vider tout le contenu de mon sac dans les yeux d’un seul enfant, tu comprends? Je commence à me dire que si t’es méconnaissable demain, ce sera de ma faute, c’est un sacré sevrage qui t’attend… Alors aussi bien le commencer maintenant! Allez, on fait dodo! Et ne joue surtout pas au plus malin, j’ai l’œil pour les mioches qui font semblant de dormir. Dans ces cas-là, le sable, je leur mets dans la bouche, eh oui!
Oh, je sais bien que je ne suis pas le Sandmann d’Hoffmann, parce que celui-là, on le prend au sérieux… sauf que moi aussi je peux être méchant! Et puis, où est-ce que t’as lu ce conte-là, toi? On ne fait pas lire ça, non plus, aux enfants! Tu dois en faire des cauchemars, toi. Ah, bien sûr que mon sable aide à mieux rêver, mais il ne faut pas me prendre pour Morphée. Va falloir que tu grandisses, mon petit. Tu ne peux pas toujours compter sur moi. J’ai tout essayé pour t’aider, pourtant le sommeil manque encore au rendez-vous! Et pour les cauchemars, tu sais, il y a d’autres solutions que la magie. Il y a, par exemple, la thérapie. Quoi? Comment ça, ta mère ne voudrait pas payer? Ce sont ses assurances qui vont s’occuper de ça, de toute manière. Voyons, je suis convaincu qu’elle en a des assurances, sûrement avec son travail… Elle n’a pas de travail? Je ne te crois pas, on ne me la fait pas. Tu veux que je te prenne en pitié pour avoir ta petite dose, j’y vois clair dans tes mensonges. Mon petit voyou, toi! Ça me revient, le Bonhomme Sept Heures m’avait bel et bien prévenu qu’il te voyait souvent traîner dehors pendant sa ronde… Tu me déçois, Timothé. Bon, j’en ai rien à faire d’un petit délinquant dans ton genre. On m’attend à un orphelinat en Argentine, alors je vais te donner l’au revoir. C’en est assez.
Pourquoi, «non»? Comment ça, c’est la faute de ta mère? Toujours la faute des autres, voilà ce que j’en comprends. Écoute-moi mon petit, il faut commencer à prendre ses responsabilités. Faut respecter sa vieille et rentrer à l’heure sans donner plus de travail au Bonhomme. Ça ne change rien, que tu ne veuilles pas rentrer chez toi. Ça reste la règle. Oui, même si tu n’aimes pas vivre ici… Mais voyons, ne pleure pas… Je comprends que ce n’est pas très facile à la maison. J’admets que j’en ai vu, des meilleures mères, et je le crois quand même un peu que la tienne n’a pas d’emploi, ce n’est pas si beau chez vous… Par contre, sache qu’à vagabonder de pays en pays, tu en vois surtout des pires… Non, je ne dis pas qu’elle te traite bien, seulement ce n’est pas moi qu’il faut appeler. Moi, mon travail, c’est d’endormir les petits, pas d’intervenir auprès des familles dysfonctionnelles. Elles n’aident pas à trouver le sommeil, je te l’accorde, mais es-tu certain que tu pourrais mieux t’endormir si tu avais une meilleure mère? Tu as raison, ça aiderait aussi d’avoir deux parents…
Tu sais quoi, voilà ce que je vais faire. Seulement si tu promets de ne le dire à personne, d’accord? Bon. Entre dans mon sac de sable, je vais te faire voyager un peu. On va te trouver une meilleure famille, Timothé. Oh, ne t’inquiète pas, saute à l’intérieur. Le sable ne va pas te gêner. Non, je te l’assure, tu seras confortable. Dans mon sac, le sommeil est doux.
Perras, Alexandre. 2018. Insomnie. Quelqu'un d'autre. Cahier virtuel. Numéro 3. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/insomnie