Mririda Naït Attik, la voix et le corps libres d’une poétesse dionysiaque

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Alors que le Maroc était sous occupation coloniale française (1912-1956), une voix féminine s’élevait des fins fonds des collines du Haut-Atlas pour affirmer, par sa poésie et ses prises de position, sa double posture de prostituée et de poétesse. Cela a fait de Mririda Naït Attik1 une femme courageuse et un sujet défiant les règles morales et sociales. Cette double effraction, poétique (dire une poésie sensuelle, libre et féministe, en public) et morale (se prostituer en le revendiquant haut et fort) a sûrement participé à sa disparition auprès de l’opinion publique, y compris celle de sa tribu, qui «doute» même de son existence. En réalité, déroger à l’ordre social établi en se prostituant ou simplement affirmer sa sensibilité et son intelligence féminine par la poésie, la condamne à être reniée comme créatrice de poèmes. 

Dans ses poèmes, Mririda évoque le désir irrépressible des hommes défaillants dans ses bras, met en évidence les sentiments amoureux grandissants des femmes, et n’a de cesse de critiquer le pouvoir abusif des hommes, voire celui des autorités gouvernementales. Mais en critiquant l’ordre social hypocrite et phallocrate, la voix de Mririda rejoint celles de toutes les femmes, généralement tues. Sa prise de parole est incontestablement politique, car non seulement elle exerce un pouvoir en composant de la poésie, mais elle entend déconstruire le regard réducteur des hommes sur les femmes.

Ma position entend éclairer l’ingouvernabilité de Mririda comme poétesse qui a su adopter une position féministe forte en éclairant le malheur féminin dans une poésie universelle, intelligente et humaine, une poésie émancipatrice et somme toute engagée. Mririda a eu le mérite d’être une femme hors du cadre étroit et rigide d’une société gouvernée par des mâles. Il serait tentant d’imaginer cette femme en train de lutter pour conquérir une part du bonheur qui semble lui être refusé à cause de la très grande pauvreté qui sévissait à l’époque, mais aussi du statut démuni des femmes, notamment dans la campagne reculée de l’Atlas marocain. En effet, comme le note Mona Ozouf, «l’accablement de la condition féminine ne naît nullement du biologique (si tel était le cas, il n’y aurait plus, sempiternellement, qu’à le subir), mais du social. C’est la société qui fait de la femme un être relatif et subalterne» (1999: 305).

Si la poésie de Mririda est profondément subversive, c’est qu’au fond des choses, Mririda a sensiblement touché aux pouvoirs masculins: au «Mythe de la virilité» (Olivia Cazalé, 2017), à la vertu prétentieuse des hommes et à leur pouvoir abusif. Autrement dit, nous répondrons ici à la question cruciale: en quoi cette position transgressive de Mririda impactera-t-elle sa poésie et son rapport au pouvoir? 

 

1-Thèmes et formes poétiques 

D’abord, nous notons une grande variété au niveau de formes poétiques, dans les poèmes de Mririda, tels que: les maximes, la fable moralisatrice, le journal intime, la complainte, l’idylle, la forme de la pastorale, la dramatisation par le récit (péripéties, obstacles et conclusion), la satire sociale, etc. Ainsi la complainte est souvent associée au village natal délaissé, aux premiers souvenirs de l’enfance, alors que la fable moralisatrice exprime une certaine amertume de Mririda envers la vie, c’est pourquoi elle se fait tantôt porte-parole des filles pour les avertir des trahisons des hommes, tantôt observatrice attentive de la vie. En gros, c’est une poésie orale, plus chantée que cérébrale, où la répétition est importante, car elle anime le poème de l’intérieur et souligne son oralité rythmée.

Mais malgré l’idée que la posture personnelle et la poésie de Mririda soient considérées comme subversives par rapport au code moral et social de la société conservatrice de l’époque, sa poésie, elle, reste un véritable journal possédant une dimension documentaire indéniable. La poétesse fait la chronique détaillée des mœurs, des pratiques sociales, des rapports de domination homme/femme, gouvernants/gouvernés. Par ailleurs, elle ne manque pas de décrire les paysages montagneux de son village et les sinuosités de sa vallée de la Tassaout qui lui manquent inexorablement. C’est pourquoi, partagée entre le souvenir de sa famille délaissée, et la frustration dans ses amours, Mririda a eu recours à la poésie orale qu’elle récitait devant les hommes, au souk hebdomadaire ou chez elle, pour s’affirmer, ou du moins construire un espace qui lui est propre. En fait, la dimension documentaire de ses poèmes transcende le biographique et l’attachement de Mririda à sa terre et sa tribu pour faire émerger son regard critique issu de ses expériences décevantes. C’est pourquoi sa critique n’épargnera ni les hommes ni les femmes, en pointant la jalousie des unes et l’abus de pouvoir des autres.  

Cependant ce qui est pertinent du point de vue de l’ingouvernabilité est les types de discours latents et patents logés dans sa poésie. Ces types de discours lèvent le voile sur les dessous d’une société phallocrate où les jeunes filles sont mariées à des hommes très âgés et fortunés, ou encore le regard dégradant des hommes et des femmes sur la prostituée qu’elle était. Il est vrai que Mririda a eu le mérite de dénoncer les non-dits et les valeurs sociales et morales archaïques, voire abusives, comme le mariage forcé des jeunes filles, ou encore l’honneur familial concentré dans la virginité de la jeune fille à marier.  

Mais d’un point de vue thématique, la poésie de Mririda est empreinte d’une dimension personnelle issue de son expérience de prostituée. De cette façon elle n’hésite pas à exprimer sa sensualité et son attirance sexuelle pour les hommes, de même que son refus de l’hypocrisie sociale et morale, comme dans «Pourquoi» (119):

Voisines, pourquoi aurais-je honte de moi-même?
Voisines, vous me regardez d’un œil méchant
Où la jalousie l’emporte sur le mépris, 
Parce que mon pertuis est mon gagne-pain
Vous ne pouvez en faire autant, voisines.
Moi je suis belle, je sens bon et j’attire les hommes
Comme les fleurs du printemps attirent les abeilles,
Pourquoi aurais-je honte de moi-même, bonnes voisines?» 
Dans «Ma trit?» (que veux-tu?) (p.164), elle rejette franchement les cadeaux et le mariage de son amant, car ce qui l’intéresse est le moment de plaisir charnel partagé ensemble, au fond d’un buisson ombragé:
(…)    
Mon rire éclate, fils des hauts pâturages!
Ni d’argent ni de foulard je ne me soucie,
Et encore bien moins de mariage…
J’attends de toi ce que tu attends de moi
Et, satisfaits tous deux, nous serons quittes.
Ce que je veux, musculeux fils des pâturages,
Ce que je veux, c’est l’abri de ce buisson
Où tu seras sur ma poitrine tendue
En un moment de bonheur plus doux que le miel,
Tandis que mes yeux se perdront dans le ciel!  

Nous avons affaire à une poésie où le personnel se mêle au collectif, certes, mais où Mririda, en tant que sujet discursif bénéficiant d’une compétence poétique, s’affirme et s’empare de l’autorité auctoriale et textuelle que lui délivre son statut de poétesse capable de raconter sa propre histoire, mais aussi celle de sa communauté. La voix du privé, du personnel envahit l’espace public et s’assume en tant que subjectivité (le je-voix) qui s’affiche devant les autres. Elle devient du coup une voix publique. Dans «Moi Mririda» (p. 20), on retrouve une énonciation présentationnelle: la poétesse ne cache pas son identité, elle s’assume en tant que créatrice et autrice de ses propres textes; Mririda semble insister sur l’acte de création qui la fait exister par le langage et par la prise de parole dans le monde des hommes, par-delà les montagnes:

On m’a surnommée Mririda, Mririda,
Mririda, l’agile rainette des près 
(…)
Mais ce que j’ai comme elle, Mririda,
Ce sont mes «zerarit» (youyous), mes «zerarit»
Qui volent jusqu’aux bergeries, 
Ce sont mes «zerarit», mes «zerarit»
Dont on parle dans toute la vallée
Et de l’autre côté des montagnes,
Mes «zerarit» qui émerveillent et font envie. 

Certainement, le cas de Mririda Naït Attik, littéralement la rainette de la tribu des Aït Attik, rappelle le cas des artistes femmes qui, dans le monde arabe, cachent, de manière onomastique, leur identité réelle, soit par pudeur, soit pour ne pas être reconnues ainsi que leur famille; ce fut le cas de Fatima-Zohra Imalayène, alias Assia Djebbar, la célèbre romancière algérienne. Dans le monde arabo-musulman, dire les choses de l’amour de façon explicite, voire érotique, peut être mal vu, sauf à de rares exceptions près, comme c’est le cas des Chikhates, ces groupes de chanteuses populaires marocaines, souvent encadrées par des hommes. Nous déduisons de ce poème que Mririda représente, métaphoriquement, toutes ces femmes sans voix, elle se substitue à elles pour faire entendre leurs plaintes, dans l’immensité des montagnes où la langue et le chant se répercutent en de multiples échos, ce qui donne, par ailleurs, du volume à cette poésie, et métaphoriquement, une présence féminine dans le monde des hommes. Indirectement, ce poème est une exhortation pour la gent féminine à prendre la parole, et à revendiquer un droit à l’expression libre. Car si le langage poétique représente un don «inné», il est surtout une affirmation pour s’exprimer dans le cercle des hommes. Dans le cas de Mririda, le corps est libre tandis que la parole libère; ce n’est nullement une parole refoulée ni un corps docile et cadenassé par la loi phallocrate2. Certes, le pouvoir de la poésie de Mririda c’est de dire les mots, librement, tout en créant une pensée ingouvernable par les images poétiques. Ainsi le désir de la poésie représente incontestablement une transgression morale et politique qui s’oppose au silence de la femme muselée ou subalterne. Rappelons qu’au Maghreb, l’écriture féminine a été un acte politique, comme le rappelle Marta Segarra:

La prise de la parole publique que signifie écrire, et surtout publier un livre est tout à fait récente pour les femmes-auteures, et encore mal vue dans la société maghrébine. Néanmoins, à partir des années soixante, de l’indépendance de la Tunisie, du Maroc et de l’Algérie, s’est développée toute une littérature, non pas «féministe» dans le sens exclusif qu’acquiert habituellement ce terme, mais écrite par des femmes (1997: 7).  

Dans ce premier poème métadiscursif, grâce à la poésie, le je subjectif s’oppose à l’anonymat et construit une identité, sinon une extra-territorialité individuelle. L’autoréférencialité s’explique par le besoin de dire et de partager un point de vue sur le monde, un point de vue souvent à rebrousse-poil. Mririda représente, à nos yeux, une voix qui sollicite non seulement une écoute de la part des hommes, mais aussi une voix qui entend échapper au quotidien austère, échapper surtout au temps des hommes, fait d’exploitation physique et d’autorité oppressante. La poésie reste donc la planche de salut et une confirmation de soi face à la misère du monde. Or, faire entendre, publiquement, sa voix dans un espace majoritairement masculin, n’est pas sans risque pour Mririda: c’est une façon de sacrifier sa propre maternité. Du coup, être sans foyer peut fragiliser une femme qui se retrouve seule, dans une situation de vulnérabilité. Pire, en tant que travailleuse du sexe, Mririda se retrouve loin des siens, déracinée et marginalisée. L’intérêt de Mririda est de braver le stéréotype de la femme silencieuse et docile, car avec elle, le langage ne prend pas de voile3, tandis que, habituellement, dans la culture arabo-musulmane traditionnelle, le silence des femmes est souvent considéré comme leur voile métaphorique.

Au contraire, Mririda se dit sujet de sa création littéraire, selon un rite cher à l’écriture autobiographique, un rite de possession (le «je» comme sujet) et d’existence sociale grâce à une parole intelligente et une sensibilité aiguë. Mririda représente une figure féminine dotée d’une  parole poétique, et de surcroît consciente qu’elle a des choses à dire au monde. Elle est une personne qui existe pleinement, selon le conseil de Hélène Cixous pour la femme, dans Le rire de la Méduse: «Écris, que nul ne te retienne, que rien ne t’arrête: ni homme, ni imbécile machine capitaliste où les maisons d’édition sont les rusés et obséquieux relais des impératifs d’une économie qui fonctionne contre nous et sur notre dos; ni toi-même»4 (2010: 40).

De ce fait, les mots élus, les registres employés (érotique, sensuel, critique, rustique) et les récits qu’elle raconte aspirent à l’égalité, au respect de l’individu et à plus de justice. 

 

2-Implications du dire poétique 

Dans tout système de valeurs traditionnelles machiste (Bourdieu (1998); Tillon (1966)), se pose la question politique de la visibilité ou de l’invisibilité de la femme. Quel type de modèle féminin fut donc Mririda? Le moins qu’on puisse dire est que cette poétesse sort des normes et exprime ses idées sans peur de la doxa masculine. Sa poésie dionysiaque et critique est avant-gardiste, ses mots et les sentiments révélés ouvertement témoignent, à coup sûr, d’une force de caractère et d’un point de vue affirmé et franc sur son milieu, alors qu’il s’agit d’une culture traditionaliste où la femme s’occupe avant tout de la maison, des enfants et de son mari. Rappelons rapidement que les principales valeurs psychologiques inculquées aux femmes dans la société berbère relèvent de la discrétion, la pudeur (dès l’enfance, on apprend aux petites filles à être posées, à croiser les jambes, à ne pas trop rire ni trop parler), et l’honneur familial, avant tout. Mririda en aura été le modèle antithétique, affichant son statut de prostituée et défendant sa liberté jusqu’au bout. Elle n’est pas, selon l’expression heureuse de Mona Ozouf, de ces «femmes anges, femmes fleurs, femmes fées et qu’il faut aller chercher dans l’ombre du boudoir ou dans la profondeur d’une retraite rustique» (1999: 8). 

D’autre part, partons du postulat que toute forme poétique s’exerce dans et en réaction à un contexte social, historique et idéologique donné. Du coup les poèmes de Mririda sont culturellement bien ancrés dans leur environnement social, historique et politique, au moment où la prise de parole poétique suggère, symboliquement, une prise de pouvoir, dans un milieu traditionnel marocain. Néanmoins, en creusant un peu plus cette poésie, on s’aperçoit que Mririda développe, bel et bien, une «conscience des subalternes» (Spivak, 2009: 52) qui s’oppose à toutes formes d’oppression et d’invisibilisation des femmes, artistiquement, socialement et politiquement parlant. C’est pourquoi Mririda entend devenir la femme-voix, la conscience-voix des opprimé(e)s.

Pour Mririda la poésie représente non seulement un journal intime qui recueille les traces de son ressenti face à un vécu critiqué, mais une cure contre les misères du temps, et une protestation politique contre la marginalisation du Maroc profond. Ainsi le thème de l’exclusion territoriale se lit dans «Dieu n’a pas fait de place» (23) où Mririda interpelle une citadine:

Ma sœur étrangère venue de la plaine
Ne ris pas d’une fille de la montagne
Vêtue de laine grossière et allant pieds nus.
Dieu n’a pas fait de place à la rose,
Dieu n’a pas fait de place à l’orange
Dans nos champs et nos pâturages.
Jamais je n’ai quitté mon village et ses noyers.
Je ne connais que l’arbouse et les rouges cenelles
Et l’humble touffe de basilic vert
Qui éloigne de moi les moustiques
Lorsque je m’endors sur la terrasse
Quand sont trop chaudes les nuits d’été. 

Certes, si la poésie orale a une fonction curative pour Mririda, elle la fait accéder symboliquement au firmament des voix susceptibles de parler au monde. La poétesse passe ainsi du silence à la parole, de l’ombre à la lumière, de l’assujettissement à l’autorité littéraire. Dans le cas de Mririda, le langage poétique participe de la construction identitaire d’un Soi marginalisé, mais qui prend sa revanche par la création poétique, comme ce fut le cas du romancier marocain, autodidacte, Mohammed Choukri. La poésie permet à Mririda de se redresser parmi la foule des hommes et des femmes, de se distinguer, certes, mais également d’entretenir la mémoire personnelle et collective. L’acte de dire la poésie se mue en posture de résistance contre l’oubli, contre la déliquescence qui menace les femmes submergées par la banalité asphyxiante de tous les jours. Par la poésie c’est la sensibilité féminine qui s’assume. Pour Mririda, montagnarde analphabète, devenir auteure correspond à exercer un certain pouvoir de création symbolique, même si, comme le remarque Béatrice Didier, «l’écriture féminine semble presque toujours le lieu d’un conflit entre un désir d’écrire, souvent si violent chez la femme, et une société qui manifeste à l’égard de ce désir, soit une hostilité systématique, soit cette forme atténuée, mais peut-être plus perfide encore, qu’est l’ironie ou la dépréciation» (1981: 11).

Dans le cas de Mririda, les mots reflètent bien la position d’un sujet discursif déterminé qui s’attache à son ingouvernabilité. La poétesse se veut une rebelle, une dissidente qui n’entend pas se plier devant le pouvoir masculin. Parmi les formes de l’ingouvernabilité de Mririda, son refus de la maternité et de l’enfantement, toutes proportions gardées comme certaines lesbiennes d’après B. Didier: «disons que si les lesbiennes ont écrit, c’est visiblement parce que l’exigence de leur désir les place en dehors de l’organisation familiale et que cette organisation a été conçue comme répressive par rapport à la création féminine, ou plutôt comme un moyen d’orienter cette création vers une seule fin: «la procréation» (1981: 12). Dans La pensée straight (2007), Monique Wittig s’insurge contre les formes de domination des femmes, contre le mariage et l’asservissement conjugal. Elle dénonce les différentes formes d’exploitation/oppression qui entendent soumettre la femme aux pouvoirs de l’hétérosexualité, celle-ci étant un concept social, économique et politique au centre de la «pensée straight». La procréation est considérée comme la meilleure façon de dominer la femme selon M. Wittig.
La poétesse de la Tassaout, elle, a vécu à l’ombre de ses amants. Elle revendique le refus de l’instinct maternel et des tâches domestiques comme accomplissement du féminin, dans son poème, «Pauvre jeune homme naïf» (p.157):

Pauvre jeune homme naïf, cesse de me harceler!
Je suis venue au pays pour revoir mes parents,
Non pour chercher un mari, -Dieu m’en préserve!
Mes faveurs d’un soir t’ont tellement affolé
Que, sans rire, tu m’invites à devenir ta femme.
Je sais combien de temps durera ton caprice!
Qu’as-tu à m’offrir contre ma liberté?
Et d’abord ne prends pas cet air réprobateur
Pour me faire honte du métier qui est le mien,
Ce métier grâce auquel tu t’es réjoui
Et toi qui me supplies d’être à toi seulement,
Que pourrais-tu m’offrir, dis, jeune homme naïf?
Des jours sans viande, sans sucre et sans chansons,
La sueur et la crasse des besognes pénibles…
Et tu me demanderais, la chose est bien certaine,
D’enfanter des garçons, des garçons, des garçons!
Ne vois-tu point que je ne suis pas faite pour cela?

En faisant des choix irréductibles dictés par son esprit d’indépendance, Mririda entend s’attacher à sa créativité poétique et à son statut de prostituée. C’est sa façon à elle de vivre en marge de la société, tout en étant une source de production poétique et un miroir qui dénonce l’imposture de la société. Mririda occupe une situation d’appartenance/non-appartenance dont elle joue allègrement. Il s’agit pour elle de vivre dans une perpétuelle rupture, des retrouvailles impossibles avec ses amants et ses voisines; tout cela transparaît dans sa poésie aux allures mélancoliques, laissant percevoir un Soi féminin fissuré, certes, mais authentique. 

En réalité, grâce au pouvoir des mots, Mririda acquiert une certaine agentivité personnelle, non collective, qui chante l’insoumission et échappe à la passivité conventionnelle de la femme, par la création poétique et la dénonciation. Dans ses deux poèmes mis volontairement en parallèle, «Azouou» (p. 40) et «Azou» (p. 41), les noms d’une courtisane et de son amant, elle signifie clairement l’égalité des sexes et déconstruit les stéréotypes patriarcaux. Les constructions de la féminité et de la masculinité sont mises à pied d’égalité une fois pour toutes. Par sa voix de poétesse aguerrie, elle a su relever le défi de faire entendre la voix des femmes, notamment celle de la sensualité qui n’a pas honte à s’afficher. Par son désir irrépressible, Mririda sort du carcan que l’homme impose à la femme, celle qui est promise à un seul homme. Autrement dit, c’est un affranchissement de l’autorité masculine qui facilite l’acquisition d’un certain degré d’autonomie et d’affirmation de soi face à l’hégémonie masculine. Liberté et autonomie, voilà ce qui effraie les hommes traditionnels et conservateurs. Leur pouvoir symbolique et réel est soudain remis en question. Grâce à la posture créatrice de Mririda, la doxa masculine perd du terrain et se retrouve rivalisée, concurrencée par des voix féminines ingouvernables.

Mais le principal mérite de la poésie de Mririda est de proposer une vision du monde ré-enchantée, nullement bigote, une vision du monde faite de jubilation mêlée à de la mélancolie due aux amours décevantes. Mais par-dessus tout, on lui doit sa posture dionysiaque qui lui fait chanter l’amour libre, le rire, l’ouverture au monde et à la nature verdoyante de sa vallée. Par son corps, Mririda refuse le cantonnement, le mariage et la monogamie. Par son corps, la poétesse entend donner de la joie et partager le plaisir, dans une société majoritairement conservatrice. Sa poésie reste porteuse d’une soif de vivre qui ne peut que séduire et offusquer les hommes. Mririda symbolise l’audace de dire ouvertement ses sentiments, sa sensualité et ses amours, c’est pourquoi elle incarne la femme pleinement libre. Voilà une posture qui fait peur aux hommes désirant tout contrôler, dans la vie et dans le sexe. 

 

3-Posture politique

Par-delà sa poésie sensuelle, Mririda développe dans ses textes une vraie prise de conscience. Il faut dire que l’anthropologie de l’amour et du sexe tel qu’elle les conçoit ainsi que la place de la femme passent avant tout par la liberté de l’individu, un individu désirant/désiré prêt dépasser les normes sociales et morales de la communauté. Son épanouissement prostitutionnel public fait d’elle une femme ingouvernable rejetant en bloc l’instance castratrice du mariage. Autrement dit, en déclamant publiquement sa poésie, Mririda a déconstruit le schème culturel (pudeur, discrétion, effacement, subordination, dépendance) et politique (enfantement, assujettissement, silence) attribué habituellement à la femme au foyer. 

Mais c’est surtout sa critique du pouvoir social et politique qui nous interpelle vu les enjeux de domination et d’exploitation dans le Maroc d’avant l’indépendance. En transgressant le rôle social de l’épouse chaste et génitrice, Mririda produit une poésie rebelle qui réfute les codes de domination socio-économique de l’époque. Dans «Tagat (malédiction)» (p. 142), elle dénonce la pauvreté qui la pousse à se prostituer ainsi que les hommes qui abusent d’elle:

Tant que je serai jeune et désirable
Mon sort est d’aller de la natte à la cuvette
Et de passer mon temps couchée ou accroupie…
Les hommes se font aimables pour que je leur cède,
Mais leur politesse est morte dès le désir éteint…

Féministe, Mririda l’était avant la lettre. Face à son client, un goumier arrogant, Mririda use l’ironie et le fait chanter, dans un rapport inversé de dominant/dominée où la prostituée exerce un pouvoir par le moyen même qui constitue le contrat sexuel, l’argent, (voir aussi le poème «Iqaridène», argent en berbère) (p. 30), tandis que le client, humilié et ravalé, devient un esclave sexuel, cédant à tous les caprices de sa maîtresse (p. 45):

Pauvre hôte d’un instant, mon esclave,
Ne sens-tu pas mon dégoût et ma haine?
Un de ces soirs, le souvenir de ce soir-là
Te ramènera chez moi, vaincu et soumis.
Ton amour-propre restera sur le seuil
Et je rirai de tes regards et tes prières.
Mais il me faudra trois fois le prix de ce soir.
Ce sera l’amende pour ton orgueil et tes injures.
Et je ne me rendrai pas plus compte de ton étreinte
Que la rivière ne s’aperçoit d’une goutte de pluie!

Ce poème exprime une certaine «agentivité sexuelle féminine» que Julie Lavigne, Audrey Laurin et Sabrina Laiorano déclinent comme suit: «Ce concept sert à décrire le pouvoir d’agir des femmes et leur possibilité d’adopter une posture de sujet lors d’interactions à caractère sexuel» (2013: 43). Elle inverse la codification de la prostitution, puisque Mririda passe d’objet de désir passif à un sujet actif qui contrôle le désir de l’homme et impose les règles du contrat sexuel, selon un nouveau script sexuel où la prostituée dépasse la posture passive qui la réifie, et renforce son agentivité sexuelle.

Cependant c’est dans «Bab Tagant» (le garde forestier, p. 122)) que transparaît le plus la conscience politique de Mririda. Sa critique acerbe du représentant de la Loi et du Makhzen (le pouvoir central au Maroc) n’a de pair que sa raillerie contre un pouvoir abusif et sans pitié pour les campagnards démunis et analphabètes. Le poème raconte les sanctions (amende et prison) infligées à ces habitants défavorisés qui osent couper du bois de chêne et de thuya, dans la nature, qui leur sert de bois de chauffage, l’hiver venu, ou de perches pour solidifier leurs maisons en pisé, ainsi que pour cuire des plats locaux:

En vérité, la belle coupe sans permis que voilà!
Et pour cent perches, don de la nature généreuse,
Tu t’arroges le droit de nier cette bénédiction de Dieu!
Comme si la forêt était bien du Makhzen
Et non propriété immémoriale des gens de Tasselli!
Nous nous inclinons devant les rigueurs d’une loi,
Une loi dénuée de bon sens et violant nos coutumes.
Mais peut-on t’en faire grief, Bab Tagant?
Tu es Bab Tagant, Bou Tagant et tu ignores Dieu.

Dans ce poème, Mririda laisse éclater sa colère, soulignée ici par l’ironie et le jeu de mots, contre le Pouvoir qui se soucie peu des conditions de vie des montagnards, notamment lors des neiges qui couvrent régulièrement la région. Elle oppose en termes politiques le Pouvoir central qui entend tout «surveiller et punir» (Foucault), et les concitoyens de Mririda qui se nourrissent de leurs terres ancestrales. Le dernier vers comporte un jeu de mots stylistique cinglant assimilant «bab tagant» (garde forestier) à «bou tagant» (le sanglier), signifiant la colère et l’insoumission des dominés.     

Pour les mêmes raisons, il faut croire que les mots de Mririda contestent les normes sociales et la politique telles qu’elles étaient pratiquées par l’Etat et par l’ordre social. Pour la poétesse, rien ne semble fatal et tout changement est vivement apprécié, politiquement et socialement parlant. Le poème, «C’est toujours ainsi» (p. 156), s’insurge contre le statisme fatal de l’ordre traditionnel qui maintient une dichotomie inique, signifiée par les strates clivées du dessus et du dessous:

Il y en a toujours un au-dessus.
Il y en a toujours un en dessous.
Et c’est toujours ainsi en ce bas monde
En haut, la fortune. En bas, le déshérité.
En bas, le faible. En haut, la force, la force…
La terrasse est bien lourde à la poutre qui la soutient.
Et le bon plaisir du Cadi pèse lourd lui aussi…
De grâce, n’allez pas lui chanter ma chanson!
Bonnes gens, n’ai-je rien oublié?
Et la femme qui est toujours sans défense!
La femme! La femme qui est toujours dessous…

Cet exemple évoque, encore une fois, l’une des figures du Pouvoir central, le Cadi (agent de l’Etat), qui bénéficie d’un ordre sociopolitique qui asservit les pauvres. Autrement dit, si on s’intéresse aux stratégies de contestation véhiculées par les mots et les images poétiques de Mririda, on ne sera pas étonné de découvrir une poésie contestataire qui constitue une puissance d’agir dénonçant  la pratique de l’exercice du pouvoir sous toutes ses formes. Ici, la poésie devient une prise de liberté politique, car Mririda se positionne, non seulement, face à sa communauté immédiate, mais face au Pouvoir qui entend s’arroger tous les droits. 

  • 1. Issue du village de Magdaz, elle le quitte, très tôt, pour se rendre à Azilal. Là, dans les années 30-40, elle entame une carrière de prostituée tout en déclamant de la poésie. Pauvre et analphabète, elle allait suivre la voie de centaines de filles qui fuguent et terminent leur parcours dans les BMC, les Bordels Militaires de Campagne, installés par le protectorat français. Heureusement pour elle, René Euloge, instituteur français au Maroc, la rencontre, apprend sa langue, le berbère, et traduit ses poèmes oraux, réunis sous le titre, Les Chants de la Tassaout (1992), éditions Belvisi, Casablanca. La traduction de R. Euloge a permis également les traductions arabe et anglaise des poèmes de Mririda. Les titres des poèmes sont proposés par R. Euloge dont le travail attentif, sensible et accueillant a facilité la transmission de ce patrimoine immatériel menacé de disparition.
  • 2. Mon article se démarque de celui de Lahcen Haddad (1997), dans lequel Mririda représenterait la subalterne passive et rusée vivant à l’ombre des hommes et se pliant à leurs envies.
  • 3. Au sujet des «Chants de la Tassaout» (1992: 10), René Euloge évoque, dans sa préface, des propos «frisant l’obscénité; les gaillardises les plus osées».
  • 4. On n’insistera pas assez sur la position originale de H. Cixous quand elle exhorte la femme à écrire, à «sortir du silence piégé» (47) et à fonder une vraie écriture féminine hors de l’écriture gouvernée par le phallus.
Pour citer

Elmanira, Rochdi. 2019. Mririda Naït Attik, la voix et le corps libres d’une poétesse dionysiaque. Femmes ingouvernables: postures créatrices. Cahier virtuel. Numéro 5. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/mririda-nait-attik-la-voix-e…

Référence bibliographique

Bourdieu, Pierre. 1998. La domination masculine. Paris. Seuil.

Cixous, Hélène. 2010. Le rire de la Méduse. Paris. Galilée.

Didier, Béatrice. 1981. L’écriture-femme. Paris. P.U.F.

Haddad, Lahcen. 1997. Engaging Patriarchy And Oral Tradition:Mriruda Naït Attik Or The Gendered Subaltern’s Startegies of Appropriations and Deconstruction. Le discours sur la femme. Coordonné par Fouzia Rhissassi. Publications de la faculté des Lettres et des Sciences Humaines-Rabat.

Lavigne, Audrey Laurin et Maiorano, Sabrina. 2013. Images du désir des femmes: agentivité sexuelle par la subversion de la norme érotique ou pornographique. Isabelle Boisclair et Catherine Dissault Frenette (ss. dir.). Femmes désirantes. Art, littérature, représentations. Montréal. Les Éditions du Remue-ménage.

Naït Attik, Mririda. 1992. Les Chants de la Tassaout. Casablanca. Éditions Belvisi.

Ozouf, Mona. 1999. Les mots des femmes. Essais sur la singularité française. Paris. Gallimard.

Segarra, Marta. 1997. Leur pesant de poudre: romancières francophones du Maghreb. Paris. L’Harmattan.

Spivak, Gayatri Chakravorty. 2009. Les subalternes peuvent-elles parler?. Paris. Éditions Amsterdam.

Tillon, Germaine. 1966. Le harem et les cousins. Paris. Éditions du Seuil.

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