Et je suis hors-ligne, voilà. Plus rien, noir, blanc, aucune différence; toutes les couleurs sont contenues dans le nul, l’absent, le tout partout. Le seul indicateur qui me laisse une sensation est l’abattement inutile de mes paupières, comme deux interrupteurs ouverts et fermés trop de fois qui ne changent plus rien à la lumière d’une pièce. Je n’ai pas eu droit à ce que les aveugles progressifs décrivent comme une lente soirée d’été; le virage au fluo des teintes, le passage d’un jaune mat aux teintes malheureuses d’orange cassé, qui meurent sur les derniers flashs du spectre visible pour laisser place à une nuit sans étoiles. Non, je n’y ai pas eu droit. En fait, je ne me souviens pas du moment exact, c’est venu d’un coup, mais laissez-moi vous conter cette histoire au moins.
Je me souviens que, jeune, je réfléchissais souvent à ce qui arriverait à une personne privée de tous ses sens; aurait-elle une connaissance du monde en dehors d’elle-même? Flotterait-elle dans son corps comme un plongeur au fond d’un étang noir? Puis, je sortais la tête du lac, annulant toutes mes hypothèses de noyé en regardant autour de moi. Les deux monts, le mont Brulé et le plus grand mont Ham, la forêt et ses textures d’épinettes, de feuillus, les tonalités sourdes de nuages plats et le bruit des amis en bord de plage. J’aimais ces rares plongées au milieu du lac stagnant, là où les nénuphars ne pouvaient se rendre. Ceux-ci avaient commencé à s’étendre, à garnir la toile huilée du lac de leurs feuilles, fleurs et branches gluantes; des labyrinthes, des formes arbitraires croissaient de semaine en semaine, enracinées aux rives où l’eau s’annulait en vaguelettes (même ce mot contient trop de mouvement). Nous plongions, Ben, Mike et moi, au centre, entourés de plantes et de toute la faune qui vient avec.
À cet âge (treize ou quatorze ans), ma famille avait l’habitude d’aller chaque été à ce camping, les vendredi-samedi-dimanche, depuis peut-être quatre ans. J’anticipais à chaque fin juin la première rencontre, le retour aux amitiés que le camping liait entre elles (nous vivions séparés en des villes différentes; Beloeil, Trois-Rivières et Victoriaville). J’avais déjà commencé à remarquer les traces de ce que je tente de décrire plus haut; les couleurs s’étaient ternies et s’éclipsaient à quelques endroits, étiolant les objets en phase de gris. Je perdais même parfois (quelques secondes, pas plus) l’usage de la vue.
Sur la route qui longeait le lac, cette année-là, j’étais particulièrement fébrile, je me souviens. J’avais attendu tout mon secondaire un ou deux à m’ennuyer en fondant sur les pupitres d’école, à repenser nos scénarios d’histoires que nous inventions en forêt, à trouver de nouvelles cachettes pour les prochaines nuits, à perdre peu à peu les visages de mes amis pour finalement les oublier et n’en garder qu’un sentiment, une impression. J’avais ensuite patienté toute la durée du trajet en auto le nez à la fenêtre, à vérifier les balises mentales que je m’étais posées durant les années. Ma vue défaillante n’aidait certainement pas mon esprit à recadrer les chemins. De toute façon, le bruit du gravier sur l’auto me dit que nous y étions.
Mes deux amis, Ben et Mike, étaient plus vieux que moi de quelques années. Je me rappelle qu’ils entamaient leur cégep lorsque nous nous étions quittés l’année passée. Comme je l’ai déjà dit, nous inventions des jeux, avec leurs histoires, leurs mondes, leurs personnages. J’avais souvent le rôle de faire-valoir, de poursuivant, alors qu’eux s’associaient en équipes, à ma recherche ou l’inverse. Nous jouions dans la forêt, loin des autres, pendant des heures et parfois, lorsque ma vue s’arrêtait, je les perdais et j’errais seul jusqu’à ce que je les retrouve. Dans ces moments, je suivais l’odeur de la moufette. Je les retrouvais les traits tirés d’un masque souriant, les yeux rouges comme des démons, avec la vapeur qui cernait leurs gestes lents, comme possédés par l’esprit de la forêt. Je décidais dans ces moments-là que c’était à leur tour de me pourchasser.
Pour moi, ils étaient ces grands, ceux qui savent tout, qui connaissent le bois comme le dessus de leur main, qui lisent dans les plantes. Les deux portaient le vêtement ample des druides avec la capuche toujours abattue, maitrisaient le feu dans leurs doigts, invoquaient l’harmonie en chantant des paroles rimées et probablement sacrées. Leurs visages mystérieux à mes yeux (j’avais particulièrement de la difficulté à définir les visages, ce point focal d’un corps où tout est rassemblé, où tout bouge constamment de la colère aux pleurs, du rire à l’assombrissement) restaient voilés de grisaille, mais leurs corps semblaient allongés et souples, empruntant à la flexibilité du bambou et à la rigueur des troncs de bouleau. Je crois que vous comprendrez si je vous confie qu’ils étaient mes idoles et que mes humeurs dépendaient de leur niveau d’intérêt.
J’en arrive au moment où l’auto se stationnait à notre terrain. L’impatience de voir mes amis s’était changée en inquiétude, en peur presque. J’avais conscience du fait que j’étais changé, que l’année écoulée laissait sur moi des traces d’entrée en puberté, mais aussi qu’une cécité renforcée ne me permettrait peut-être pas de les reconnaitre.
Ce ne fut pas le cas. Aux balançoires, lieu de rencontre habituel et sempiternel, je remarquai deux silhouettes accroupies, avec jeans baggy associés au combo calotte-capuche. Ils fumaient la cigarette et cette autre substance-moufette que j’appris à reconnaitre. Ils n’avaient rien de druides magiques, de coureurs des bois; leurs barbes autrefois si fournies n’étaient devenues que des traits mous de poils naissants. L’ennui exerçait un poids considérable sur leurs épaules et le bambou de leur colonne végétale semblait plier sous l’âge et la paresse. Une musique très hip-hop parvint à mes oreilles et je me dis que peut-être ne les avais-je jamais vus de ma vie. Je compris que leurs têtes floues se tournaient vers moi à mesure que j’approchais. Ben (ou Mike) me reconnut.
— Eille le jeune, viens-tu te poffer avec nous comme l’an passé? Le gros, on va se conter d’aut’ histoires fucking drôles, man!
Je me dis à ce moment que je ne les connaissais pas et je partis à la recherche de mon souvenir ailleurs dans le camping, loin en forêt. Je perdis la vue complètement l’année d’après.
Champagne, Ludovic. 2018. Souvenir aveugle. Quelqu'un d'autre. Cahier virtuel. Numéro 3. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/souvenir-aveugle