Le roman jamais écrit

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Qu’est-ce qu’un roman? On peut définir, avec Milan Kundera, un roman comme ce qui prolonge la conquête de l’être, comme ce qui découvre une parcelle nouvelle de l’existence humaine (1986: 20-29). Maurice Blanchot quant à lui énonce une différence fondamentale entre la poésie et la prose. Alors que la poésie exprimerait l’expérience de l’être, la prose, donc le roman, exprimerait l’expérience du faire (1949: 318 et suiv.). 

Si l’on a d’un côté pour la prose l’expérience de l’aventure donc –du faire– et du côté de la poésie, l’expérience de l’être, c’est dire que l’expérience du roman est l’expérience du temps, de la durée, alors que celle de la poésie serait l’expérience de l’instant ou de l’intemporel, ce qui soulignerait, d’après Isabelle Daunais, le roman québécois.

Je partirai de tout ceci pour éclairer le roman Dix jours en cargo, dans lequel la narratrice-poète tente sans succès d’écrire son premier roman. 

Le roman réel, qui raconte une traversée sur une mer absolument calme, pour une narratrice qui n’a rien d’autre à faire que vivre et tenter d’écrire, correspondrait à l’expérience de l’être, alors que l’avant et l’après-traversée, donc sur la terre ferme, correspondraient (d’après ce qu’en dit la narratrice) à l’expérience du faire, là où elle était et sera dans l’action, dans les péripéties. 

Cette situation correspond au but même que s’était fixé l’auteure: écrire un roman non sur le faire, mais sur l’être, non avec la durée, mais avec l’intemporel ou l’instant, une espèce de roman méditatif qui serait, selon les définitions données plus tôt du roman, une contradiction dans les termes.

Cela correspond aussi à la façon dont la narratrice parle de sa fiction à venir: ce qu’elle veut écrire est un roman sur une expérience de l’être. Il y aurait donc une impossibilité intrinsèque d’écrire cette fiction. 

Mais c’est justement l’expérience du faire –c’est-à-dire les menus événements qui surviennent sur le cargo, ainsi que la fiction de son monologue intérieur –qui annulera le projet de roman de la narratrice, mais qui va faire en sorte que le projet de roman réel, celui de l’auteure, pourra émerger. 

On pourrait aussi voir les choses de façon tout à fait inverse: c’est l’expérience de l’être –l’expérience de la narratrice face à la mer, qui prend de plus en plus de place, et qui lui fait perdre la maîtrise des mots– qui constamment met en échec le projet de roman de la narratrice. 

D’un bord comme de l’autre, on peut dire que Dix jours en cargo relate un combat entre l’expérience du faire et l’expérience de l’être. Si je fais une comparaison avec Life of Pi, le livre de Yan Martel, lui passe de l’expérience de l’être (1/3 du roman) à l’expérience du faire (2/3 du roman), expérience d’un duel entre le narrateur et son lion –puisqu’il s’agit vraisemblablement de la mise en réalité de la fiction de son monologue intérieur. Cette mise en réalité de la fiction, qui relie le personnage de Pi à lui-même et finalement aux autres, constitue l’expérience du faire de Martel, et cela même permet de rendre hommage à la fiction. 

Le roman Dix jours en cargo repose sur le pari inverse: faire entrer l’expérience de l’être (lorsqu’il ne se passe «rien», cf exergue «Un voyage où il ne se passe rien, mais ce rien me comblera toute ma vie») dans la fiction. Le combat de la narratrice qui veut faire en sorte de réduire au minimum son monologue intérieur est donc contraire à celui de Pi, pour qui le monologue intérieur prend toute la place du livre qui s’écrit sans s’écrire. S’il y a hommage à la fiction dans Dix jours en cargo, ce serait donc un hommage aux antipodes de celui de Life of Pi, hommage qui montre que la fiction est capable de tout, y compris d’exprimer l’expérience de l’être, y compris d’exprimer l’annulation de la fiction, et même d’inclure ce qui s’est réellement passé dans la vie de l’auteure, soit l’échec de la fiction fictionnalisé pour en faire un roman.

Est-ce à dire que ceci ferait de Dix jours en cargo un roman typique de ce dont parle Isabelle Daunais dans son essai Le roman sans aventure? En apparence, oui. Mais seulement en apparence. L’essayiste compare ainsi le roman du grand contexte au roman québécois:

Alors que partout ailleurs la grande aventure humaine consiste à vivre dans un monde conflictuel, ironique ou paradoxal et à rêver, sous la forme d’une quête ou d’un idéal, l’ordre et l’apaisement, les personnages du roman québécois vivent dans un monde apaisé et rêvent, en les imaginant, en les imitant, en les appelant, le conflit et le combat (Daunais, 2015:19).

Non finalement, ni le roman fictif ni Dix jours en cargo n’appellent ou rêvent le combat, bien au contraire. Mais ni l’un ni l’autre ne vivent pour autant dans le monde conflictuel des romans du grand contexte. L’un et l’autre se logent dans l’entre-deux, loin des catégorisations propres au regard essayistique.

Pour citer

Miron, Isabelle. 2018. Le roman jamais écrit. Titres manquants. Cahier virtuel. Numéro 4. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/le-roman-jamais-ecrit

Référence bibliographique

Blanchot, Maurice.1949. La part du feu. Paris. Gallimard. 

Daunais, Isabelle. 2015. Le roman sans aventure. Montréal. Boréal. 

Kundera, Milan. 1986. L'art du roman. Paris. Gallimard.

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