L’ironie réparatrice comme stratégie de résistance transféministe

Auteur·e·s de l'article d'un cahier
Cahier référent

Martine Delvaux écrivait sur Facebook le 14 février 2018 une lettre d’amour à la chroniqueuse Sophie Durocher: 

Chère Sophie Durocher, Vous faites régulièrement référence à moi dans vos chroniques au Journal de Montréal. La dernière fois, c’était vendredi le 9 février. Comme c’est aujourd’hui la Saint-Valentin, je me suis dit qu’il était temps de me manifester directement au sein de cette grande histoire d’amour que vous êtes en train de nous fabriquer! J’ai pensé vous inviter à discuter autour d’un gâteau et d’une tasse de thé. Mais comme la plume semble être votre ustensile de choix, et que par le plus beau des hasards, c’est aussi le mien, j’ai préféré vous écrire cette lettre d’amour. […] Je persiste aussi à croire que vos lectures rapides de nos propres textes sont l’expression de votre grande sensibilité à l’endroit de nos idées. Ce qui me laisse entendre que quand vous parlez de nous passionnément, c’est qu’en vérité, vous nous aimez vraiment! Et ça me touche beaucoup! Parce que s’il y a un affect qui me semble au cœur du féminisme, ce n’est pas la haine, mais bien l’amour. L’amour des femmes les unes pour les autres. En ce jour de Saint-Valentin, cet amour, il m’apparait important de vous le manifester! Je tiens à vous dire que je vous lis, que j’entends la belle musique de l’affection réelle que vous nous portez. Et je vous en remercie. Joyeuse Saint-Valentin!

Attention: c’est le moment de vous faire une révélation qui risque de vous choquer au plus haut point. Je suis une personne trans non binaire. Je ne suis ni un gars ni une fille, oui, c’est comme ça. Quelque part au milieu, ça bouge, c’est instable, ça cherche, ça creuse, c’est problématique pour bien des gens. C’est un long processus dans ma vie. Environ deux ans que j’ai trouvé les bons mots pour décrire mes ressentis profonds, mon identité de genre, ma dysphorie, des sentiments qui m’habitent depuis l’enfance, mais que je ne savais pas nommer. C’est un chemin personnel qui se fait petit à petit, j’avance à pas de fourmi, à tâtons, je vis une deuxième puberté, je renais, je me transforme, je jette des couches et des couches de poussière et de peaux qui me recouvrent, qui m’enferment loin de moi. Je ne sais pas si vous pouvez imaginer le niveau de violence et de tristesse qu’il y a à suivre l’actualité et le «débat trans» quand on est soi-même une personne trans non binaire. Je ne sais pas ce qui m’inquiète le plus entre le réel et la fiction. Presque chaque jour en parcourant l’actualité médiatique, je tombe sur des articles qui parlent des personnes trans. Tout le monde a son opinion sur les personnes trans, particulièrement les personnes cis, c’est-à-dire ceuzes qui s’identifient au genre qui leur a été assigné à la naissance. On donne son opinion, on tranche, on ridiculise, on invalide, on joue au juge, à la narration omnisciente, à Dieu. Cela devient un exercice rhétorique, un exercice littéraire, un travail à temps plein de donner son opinion, de revendiquer son droit à la libre expression. On peut souligner la visibilité, c’est mieux que rien, n’est-ce pas, on en parle, on ouvre le débat. Or, qu’est-ce qu’un débat? Ces chroniqueureuses remettent en question le fait que les personnes trans soient valides, c’est de mon existence qu’on discute ici, de ma santé mentale, de ma légitimité en tant que sujet. Pourrais-je publier un article qui remet en question l’humanité de chroniqueureuses sans me faire lancer des roches? Cela me fait penser aux philosophes et écrivains qui disaient il n’y a pas si longtemps encore dans l’Histoire que les femmes n’avaient pas d’âme, qu’elles étaient des créatures inférieures, faibles et hystériques, et donc, qu’elles ne pouvaient pas réfléchir, écrire ou vivre de manière raisonnable. Ensuite, ce furent les personnes homosexuelles et maintenant les personnes trans qu’on dépose constamment au bûcher de l’opinion facile. Je suis fatigué•e d’être enragé•e, de lire toujours les mêmes choses sans cesse, un mépris qui ne se connait pas. Comme Martine Delvaux, je pense que le féminisme est une grande histoire d’amour. Ce n’est pas que nous n’aimons pas les hommes, ce sont les hommes qui nous aiment mal. L’association Transgender Europe répertorie plus de 2600 personnes trans assassiné-e-s à travers le monde depuis janvier 2008.

J’ai tout essayé. Ne plus lire ces chroniqueureuses, ne plus lire l’actualité, rester dans mes cercles d’ami-e-s, rester chez moi pendant des semaines, allongé•e dans mon lit les rideaux fermés en retenant ma respiration le plus longtemps possible. Ces images sont bien tristes et aliénantes. Car ces textes haineux sont là, ils vivent dans l’espace public, ils existent malgré nous, ils sont lus par des millions de personnes, débattus, commentés et partagés infiniment. Je ne peux pas faire comme s’ils n’existaient pas. J’en suis venu•e à me poser des questions, à me demander qu’est-ce que je peux faire, moi, petite personne trans et littéraire qu’on accuse indirectement d’être un grand corps malade, comment survivre à la transphobie systémique et culturelle? Je ne peux pas faire grand-chose, c’est vrai, j’ai si peu de pouvoirs politiques, je me sens impuissant•e, fragile et embêté•e. Je peux essayer une chose, au risque de tomber, de m’effriter: je peux accepter l’existence de ces textes, les prendre avec mes yeux, les voir comme je le souhaite, les trafiquer, les détourner de leurs intentions originelles, les rendre ridicules, les désamorcer et les détruire. C’est ce que j’appelle user d’ironie réparatrice. J’utilise ma plume comme une arme bactériologique, insidieuse, piquante, j’utilise mes superpouvoirs translittéraires: je joue avec le langage, rends les textes haineux problématiques, ouvre les sens à mon avantage, à l’avantage de mes comparses trans. J’essaie de réparer de minuscules fractures du monde, des morceaux de réalité, mon monde, rattacher toutes les personnes trans ensemble grâce à un fil d’or invisible et solidaire, faire surgir un rire complice, le rire de la Méduse qui couvre la rumeur médiatique et les silences violents.

J’ose parler au Nous, imaginer une filiation de voix trans, une mémoire en train de s’écrire, le début d’une nouvelle Histoire trans à raconter aux futurs enfants. J’aime croire que nous sommes des super-héros-héroïnes, que nous avons des superpouvoirs, que nous pouvons changer le monde, que nous ne sommes pas les pauvres petites victimes décrites par ces chroniqueureuses qu’il faut enfermer dans les hôpitaux psychiatriques, au contraire, nous formons une société secrète ultrapuissante, nous contrôlons le monde en cachette, nous pourrions anéantir toustes nos 
ennemi-e-s en claquant des doigts, mais cela ne nous intéresse pas, nous avons bien mieux à faire pour passer le temps, par exemple étudier en littérature et être heureuxses. 

Dans les derniers mois, je me suis amusé•e à écrire des statuts Facebook fictionnels sur les personnes trans, des vérités trans, des «le saviez-vous?». Par exemple: Les personnes trans peuvent marcher 1 millimètre au-dessus des trottoirs verglacés pour garder leur équilibre. Les personnes trans peuvent arrêter le temps pendant leurs fins de sessions pour binger leurs travaux ET Netflix. Pendant la Journée internationale de la visibilité trans, les personnes trans peuvent être vu-e-s de l’espace. Les «placards» des personnes trans sont en fait des 8 ½ sur 2 étages avec piscine creusée et 2 balcons. Les personnes trans qui se font mégenrer peuvent provoquer des tempêtes de neige et fermer les écoles. Chaque fois qu’un article transphobe est publié, l’armée trans recrute 1000 nouvelles licornes de combat. Les personnes trans neuroatypiques peuvent voyager dans l’espace-temps et contrôler un homme cishet de leur choix. Les personnes trans qui ne «passent pas» peuvent passer à travers les murs quand on ne les regarde pas. J’ai trafiqué le livre d’Éric Duhaime intitulé La fin de l’homosexualité et le dernier gay pour en faire une version qui s’appelle La fin de la poésie et le dernier poète. J’ai dressé des listes de déodorants 100 % trop mâles et virils, des listes de déodorants 100 % féminins et trop quétaines. J’ai écrit dans le séminaire Approches du travail créateur, Matière à inquiétude donné par Cassie Bérard une courte nouvelle sur une agence de détectives sociolittéraires queers qui enquêtent sur la mort de Richard Martineau et découvrent que ses textes continuer de proliférer sans lui.

L’ironie réparatrice, c’est mettre son corps sur la table, hurler sa rage, revendiquer sa liberté d’exister et d’être reconnu-e pour qui on est en utilisant ses propres mots ou en trafiquant ceux des autres. Il ne devrait pas y avoir de débat entre la liberté d’expression et la liberté d’exister. Ce qui est bon pour les personnes trans est bon pour la littérature, car il y a des histoires qui n’ont pas encore été racontées, des points de vue sur le monde qui sont encore invisibles, qui sont inquiétants pour l’ordre établi parce qu’on ne prend pas la peine de les écouter. Il faut se tourner ailleurs, tracer de nouveaux sillons, complexifier les discours sur ce qu’est un être humain, faire vibrer le langage, multiplier les textes à l’infini. Les chroniques transphobes et haineuses s’accumulent et ne disent rien de plus sur le monde, ce sont des clichés faciles et payants pour les personnes qui les écrivent, et violents pour les personnes trans.

Dans mon mémoire en recherche-création, je m’intéresse à l’intertextualité comme filiation transféministe. Je multiplie les voix trans, j’utilise un langage poétique et une écriture neutre pour témoigner de réalités qui sont difficiles à exprimer autrement. La poésie permet d’ouvrir les sens, de rester près des ressentis des personnes trans par la plasticité du langage et l’usage de métaphores décomplexées. Au-delà des théories, il y a le désir de rire, mais aussi le désir de faire du bien. Il ne s’agit par d’art-thérapie, mais plutôt de dire que tout texte finement travaillé, qui crée son propre système et ses codes qui fonctionnent, est utile et nous remplit. Quand je lis des textes remplis de préjugés et de raccourcis intellectuels, je me sens tellement vide tout à coup. Je ne ressens plus rien, je deviens une roche. J’ai besoin qu’on me remplisse, je suis avide de langage, j’espère beaucoup des mots de demain. Si la littérature est morte, elle sauve aussi des vies. Tout m’inquiète, je voudrais que tout continue en s’arrêtant. 

J’attrape l’inquiétude entre mes mains et la relance dans votre direction. Les survivant-e-s s’arment et ripostent, il y a reprise de pouvoirs, réappropriation, renaissance. Comme Louky Bersianik dans L’Euguélionne, je prends un mot, je l’étire au maximum, jusqu’à ce qu’il éclate, se répande, devienne plus grand que nature. Je travaille le verbe, je me répète des mantras pour survivre, je détourne les racines linguistiques, j’avance, on avance, on ne recule pas. Demain n’a pas dit son dernier mot. J’invente, je fais ce qu’il faut pour être là, juste là, exister. Mon corps continue de me surprendre et je continue de grandir à 28 ans.

Si Poirier lisait le 3 mars 2018 pendant la Nuit Blanche dans un bar d’Hochelaga:

Richard Martineau est une personne spéciale
Richard Martineau écrit presque tous les jours dans le Journal de Montréal
je lis un peu trop Richard Martineau
ce n’est pas de ma faute si Richard Martineau atterrit toujours dans mon fil d’actualité
je connais un peu trop la pensée philosophique de Richard Martineau
Richard Martineau occupe une place importante dans ma vie
je me demande si Richard Martineau accepterait de prendre un café avec moi
Richard Martineau est une personne spéciale
je me demande si Richard Martineau voudrait être mon ami Facebook
est-ce que Richard Martineau commenterait mes statuts?
j’ai une relation quasi spirituelle avec Richard Martineau
je me demande ce que Richard Martineau penserait de ce «poème»
Richard Martineau est une personne spéciale
j’aime beaucoup de ne pas aimer Richard Martineau
je pense que j’ai vu Richard Martineau dans un café l’autre fois
je m’endors parfois en pensant à Richard Martineau
je me réveille parfois en pensant à Richard Martineau
connaissez-vous Richard Martineau?
tout le monde en parle de Richard Martineau
Richard Martineau forever and ever

Après la lecture de mes textes à la Nuit Blanche, fébrile et soulagé•e, j’allai prendre l’air dehors pour me dégourdir un peu les jambes et le moral. Et bien, croyez-le ou non, il se trouve que Richard Martineau marchait sur le trottoir à ce moment-là sur Ontario, probablement de retour d’un autre spectacle, et s’arrêta juste devant moi pour me demander une cigarette. Étonné•e par cette coïncidence tout à fait extraordinaire vous en conviendrez, j’hochai la tête en rougissant et me sentant tout de même un peu coupable d’avoir lu un texte ironique à son sujet quelques minutes plus tôt. Sans rancune, je fouillai dans mes affaires pour satisfaire ses envies de fumeur, mais il s’approcha subrepticement de mon oreille et posa sa main dans mon dos pour me chuchoter ces quelques mots: «Je pense beaucoup à vous aussi.» Il repartit et disparut au loin dans le brouillard hochelagadien pendant que je me pinçais les bras, croyant rêver.

Pour citer

Poirier, Si. 2019. L’ironie réparatrice comme stratégie de résistance transféministe. Matières à inquiétude. Cahier virtuel. Numéro 6. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/lironie-reparatrice-comme-st…;

Autres articles du cahier
Marie-Hélène Racine
On se cachait là-dedans pour se découvrir la bouche avant que la cloche sonne. On était des enfants.
Cato Fortin
Comme il est douloureux de voir tous ces corps débordants de plaisir et de m’y retrouver absente.
Mathilde Gauthier
Clamer que nous ne vivons pas dans la fiction, c’est peut-être simplement s’enfermer dedans.