Je ne sais trop ce qui m’a le plus troublé dans ce plan cinématographique. Je me souviens simplement de ce malaise qui me prenait tout entière sur ce banc, dans la pénombre d’une salle du Quartier latin. Le visage de Cate Blanchet s’étalait sur toute la surface de l’écran devant moi, comme ça, simplement. Elle n’avait qu’à ouvrir la bouche pour m’avaler. Mais Cate n’aurait pas fait ça. Elle était bien trop occupée à jouer ce rôle, celui de Jasmine. Les yeux dans le vide, elle parlait seule, assise sur un banc de parc. Elle marmonnait, comme pour elle-même, des histoires, sans cesse répétées. Le mari, la maison, l’argent, les bijoux, les amis prestigieux que l’on retrouve dans les clubs sélects. Jasmine chuchotait tout ce qui l’avait jusqu’alors constituée, tout ce qui l’avait fabriquée. Elle s’accrochait à ses mensonges comme à un mantra. «Tout ceci n’est qu’un mauvais rêve, je vais me réveiller riche, je vais me réveiller dans ma vie d’avant, tout ceci est impossible, tout ceci ne fait aucun sens.» Jasmine était devant moi, ensevelie par son propre rêve. Submergée par sa propre fiction. Même si tout, des fondations aux poutres de soutiens, s’écroulait, elle restait là, les yeux fixés dans le vide, à répéter à voix haute son americain dream. Comme si, à force de répétition, le train dérayé, détruit par les flammes sur le côté de la voie ferrée, allait magiquement se remettre à rouler, loin, loin, très loin.
Il y a quelques semaines, dans le cadre de l’un de mes séminaires, j’ai entendu le son de ma voix prononcer quelque chose comme: «Nous sommes tous, un peu, Jean-Claude Roman.» Bien que mes collègues, je crois, ne partageaient pas tous cette vision, je ne pouvais me résoudre à changer mon fusil d’épaule. Les preuves sont accablantes et je crois bien que de refuser cette possibilité revient à en être victime. Clamer que nous ne vivons pas dans la fiction, c’est peut-être simplement s’enfermer dedans. Je pense à Schaeffer et aux besoins de jouer, à ce monde gris qui nous retient de le faire. Je pense à Foucault, qui disait:
«qu’il n’y a pas de société sans folie [...] qu’une culture ne se distingue pas simplement par rapport aux autres [...], mais qu’à l’intérieur de son espace, de son domaine propre, toute culture établit des limites [...] pas simplement à celle du permis et du défendu, du bien et du mal [mais aussi] cette limite obscure, indécise, mais constante qui passe entre les fous et ceux qui ne le sont pas.» (2016: 665)
Je pense à lui pour penser à nous. Toujours en équilibre sur le fil, à jongler avec ce langage qui «tic, tac» entre nos doigts tremblotants. Ce langage qui constitue notre société et qui désigne ce qui se dit et ce qui ne se dit pas, ce qui s’écrit et ce qui se brûle. Toujours en équilibre entre le vrai et le faux, le réel et la fiction. «Tu te fais des histoires, ma fille», «Tu vis dans un roman, Mathilde», «la vie, c’est pas comme dans les films, tu sais.»
Je pense à Walter Mitty et à sa vie secrète. Je pense à ses absences et à ses idées. Je pense aussi à toute la peur qui l’empêche d’avancer et je pense à moi qui parle seule devant le miroir. Parfois je m’entends dire à voix haute quelques mots de la fin d’une phrase, prononcée lors d’une conversation en cours, quelque part au fond de mon crâne. Je dis ces mots tout en lissant mes cheveux, en appliquant mon mascara et mon blush: en travaillant à ma propre mise en scène. Des conversations fictives que je n’aurai jamais qu’avec mon reflet maquillé. Ces apparitions de fiction, que représentent les sons jaillissant de ma gorge, dans la vie réelle me font étrangement penser à cette sensation de trébucher que l’on a dans un rêve. Parce qu’elles ne sont pas contrôlées, parce qu’elles reflètent la partie de folie qui m’habite. Je suis Walter Mitty en Afghanistan et Jasmine Francis à San Francisco.
Quelle est la différence entre la folie et l’imaginaire, entre l’imaginaire et la fiction, entre nos fictions et ce que nous prenons comme vrai? Écrire une fiction c’est se donner le droit d’inventer un monde, de le contrôler, d’y tester des limites, des frontières, des crimes. Mais pourquoi? Pour le rêve, pour le jeu, pour le fun. Pour sortir de nos cases, de nos classes, de nos peaux. Je crois bien que je n’ai jamais cessé de rêver. Je me souviens de jeux où je devenais caissière, plongeuse olympique, mère, ballerine, chanteuse et fée des étoiles. Je me souviens aussi des jours où Peter Pevensie devenait docteur et écoutait mon cœur battre sous mon chandail et sous mes petites culottes. Je n’ai jamais cessé de jouer, mais les jeux se font maintenant seul. Assise dans le wagon du métro, je me bats avec Hulk. Je baise avec Tyler Durden en buvant mon café et avec Teddy Daniels en appliquant mon vernis à ongles. Je pourrais aussi écrire un essai sur les lettres «T» et «D» et découvrir pourquoi Tyler Durden et Teddy Daniels partagent les mêmes initiales. Il doit bien y avoir une raison, mais ne nous égarons pas… J’essaie de vous prouver que nous ne sommes que des fictions. Tous, chacune et chacun d’entre nous, la mise en scène d’un enfant intérieur qui hurle à tout vent «On ne change pas, on met juste les costumes d’autres sur soi».
L’écriture n’est peut-être que ça, une course effrénée vers notre enfant divin. Trickster, trickster, trickster. Mon amie, mon ange malin, promets-moi de ne jamais me laisser seul face à ma grise vie d’adulte où je ne voudrais me perdre. Les Ho-Chunk avaient raison et nous devrions écouter leurs waikas. Une friponne vie en moi, insouciante, d’une douce folie et quelque peu rebelle. C’est elle qui prend le crayon. C’est elle qui appuie sur les touches de mon ordinateur: «W-A-K-D-J-U-N-K-A-G-A», wakdjunkaga! Tu dépasses les bornes. Tu traverses les frontières et glorifies l’impure. Montre-moi ce que je ne peux voir, la part ombragée de ma personne. Fais résonner l’écho du mal pour permettre à mes désirs secrets de se réaliser. Laisse-moi encore écrire mes fantasmes les plus fous à l’aide de mon propre sang. Écrire pour ne pas me perdre. Écrire pour ne pas me laisser bouffer par le tsunami du Surmoi. Trickster, soit doux avec moi. Je ne veux pas me tirer une balle dans le nez comme Riggan Thomson, où mourir sur scène comme Nina Sayers. Je voudrais simplement coller mon corps sur la peau de Lily et déployer mes ailes, comme le cygne noir. M’envoler au-dessus de Broadway comme Birdman et s’il vous plait, baiser avec Tyler Durden, bon sang de Bon Dieu! C’est pas trop demandé, me semble!
Me voilà bien ridicule à genoux devant toi, les mains jointes sur mon coeur comme une bonne sœur. Mes grotesques prières rebondissent sur les murs de ma chambre. Ma voix me revient difforme: «M’envoler au-dessus, au-dessus, au-dessus... Tyler Durden qui s’envole, vole, vole... sur la peau de Lily, lit, lit» je parle seul[e], encore, devant le reflet blondy de mes cheveux et j’ai soudain une révélation: David Lewis avait raison!
Je dis: «moi», mais qu’est-ce que ça veut dire? Tout le monde dit : «moi»! Je suis moi et tout le monde est moi. Je suis ici, comme tout le monde est ici. Je ne vis que dans cette illusion modale d’être moi, ici. Mais je ne suis qu’un moi, parmi des milliers de moi, qui sont tous ici, en même temps que moi. Tout ceci est un peu mélangeant. Tout ceci semble flou, mais rien n’est plus simple à comprendre, au fond. Les mondes, si différents les uns des autres, doivent tout de même se valoir. Qui peut déterminer une hiérarchie des mondes? Il me semble évident que nul ne pourrait se montrer partial dans cette affaire. Tout le monde prendrait son monde à partie, écrasant ceux des autres, les rabaissant au rang de fabulations, de folies, de fictions. Mais c’est déjà le cas, je crois. Nous vivons tous dans notre monde qui priment sur ceux des autres, je vous vois à travers le prisme de ma réalité et vous écoutez le son de ma voix en vous disant peut-être: «j’aurais dû prendre un autre café», ou en pensant au décolleté de Jessica R, la femme de Roger, celui dont tout le monde veut la peau, que vous avez vue passer hier à la télé. À ce moment précis, Jessica est plus tangible que moi. Sommes-nous tous des solipsistes?
Lalande, qui n’est pas un personnage de La la land, affirme, dans Vocabulaire technique et critique de la philosophie, que si je prends le moi dont j’ai conscience comme ma réalité, il devient impossible de prouver l’existence des autres moi. Je suis donc peut-être en plein rêves et vous devenez tous, chacun votre tour, Jessica Rabbit, Bugs Bunny et Holli Would. Nous sommes des Sions, prisonniers de la matrice, ce monde créé de toute pièce sans que l’on s’en aperçoive. Mais les hurluberlus gourmands comme moi ne peuvent faire de choix. C’est pourquoi j’attraperai les deux pilules, la rouge et la bleue, des mains de Morpheus. J’attendrai Trinity dans le confort du troisième monde, une flute de champagne à la main. Karl Popper et ses grandes oreilles viendront me rejoindre juste à temps pour le décollage du Nebuchadnezzar où, surprise, Tyler Durden m’attendra sagement avec son manteau de fourrure et sa camisole en filet à oignon! Un pur délice pour les yeux, c’est moi qui vous le dis.
N’en reste pas moins que toute ces histoires de réalité et de fictions, de tricksters fripons et de mondes aux multiplications infinies me donnent un peu la nausée. J’écris présentement une histoire où il est question d’un homme sur un pédalo et je ne sais toujours pas si le pauvre survivra. À l’instant d’où je vous parle, Jacques Martel est vivant et mort. Il est le chat et je suis Schrödinger. Martel se superpose à lui-même et les mondes se dédoublent, encore. Les histoires ont toutes des fins, sauf celle de Bastien et de Falkor, bien sûr. Les histoires ont non seulement toutes une fin, mais elles en ont toutes plusieurs. Martel avance, mais il recule aussi, reviens sur lui-même... Martel fait n’importe quoi et les quatre dimensions, qui retenaient ma finale ensemble, se multiplient comme des lapins dans un champ de rhubarbe. Les voilà maintenant 24 à me fixer: «Que vas-tu faire de Martel ?», «Y te reste 1 semaine et t’as toujours pas décidé!». Moi, je dis que je pourrais tout faire en même temps, dans des cahiers différents. Une fiction pour chaque réalité; une réalité pour chaque fiction. Je suis Lola qui court dans toutes les directions, je suis Lola qui hurle dans un casino, les yeux fixés sur la roulette rouge et noir et j’attends, pendant que les flutes de cristal se brisent sous le poids de mes ultrasons, l’arrêt de la bille qui fixera le sort de mes personnages. Rouge pour mort, noir pour vivant et vert pour toutes les autres possibilités complètement loufoques que je me surprendrai à écrire sur ce pauvre Jacques.
Ce qu’il y a d’inquiétant lorsqu’on se met à réfléchir à la fiction, c’est qu’il devient difficile d’en sortir. Lorsque l’on plonge dans le sujet, comme la voiture de Julie Gianni sort de la route, on s’aperçoit que l’on écrit toujours, partout, même en cherchant les tomates cerises en «spécial» chez IGA. Les idées sont, étrangement, toujours plus justes dans la rangée 3, entre les cannes de sauce à spaghetti et les épices à steak. J’ai de la difficulté à barrer ma liste d’épicerie parce que je revois le visage de Sofia Serrano qui me trouve débile de vivre dans ma tête, sous cette couche de maquillage qui me sert de prothèse. Je suis David Aames et j’ai menti. Je dois vite retrouver Dom Cobb et sa toupie pour qu’il me sorte de là. Je me suis perdu dans mes rêveries. La caissière me demande si je veux un sac et j’ai envie de pleurer parce que Mallorie est morte, elle s’est lancée du haut de sa chambre d’hôtel. À la radio, on entend Céline chanter: «Ce n’était qu’un rêve. Ce n’était qu’un rêve. Impossible à oublier, dès que le jour se lève. Ce n’était qu’un rêveeeeeee».
C'est justement de ce rêve impossible à oublier qu'il m'est difficile de sortir. J'ai peur de finir comme Jasmine Francis: ensevelie, étouffée, noyée dans la fiction... Et c'est peut-être là que se trouve toute la pertinence d'écrire comme on suce le venin d'une morsure. C'est peut-être ces mouvements réguliers, effectués par mes doigts sur le clavier, qui larguent mes amarres et qui m'accrochent au port, m'empêchant de sortir du jeu pour sombrer dans la folie. Jasmine Francis n'aurait pas fini seule sur un banc de parc si elle avait pris la peine d'écrire, ne serait-ce que quelques lignes par jour, dans un journal intime muni d'un cadenas. C'est à ce moment précis (celui où vous vous dites enfin: «Bon, voilà! La narratrice n'est pas folle dingue! Tout ceci a bel et bien un sens. Il y a une ligne directrice, une morale, une fin digne de ce nom à cet essai.») que la caissière me répète: «Mais vous le voulez ce sac oui ou non?» et que le rideau tombe, vous laissant seul devant les multiples fins et possibilités que laisse planer en suspend le texte que vous venez de lire.
Gauthier, Mathilde. 2019. Les rêves éveillés de Jasmine Francis. Matières à inquiétude. Cahier virtuel. Numéro 6. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/les-reves-eveilles-de-jasmin…
Carrère, Emmanuel. 2000. L’Adversaire. Paris. P.O.L.
Foucault, Michel. 2016. «La littérature et la folie». Critique. Volume 835. Numéro 12. pp. 965-981.
Lalande, André. 1992. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris. PUF.
Lewis, David. 2007. De la pluralité des mondes. Paris. Éditions de l’Éclat.
Makarius, Laura. 1969. «Le mythe du Trickster». Revue de l’histoire des religions. Tome 175. Numéro 1. pp. 17-46.
Popper, Karl. 1992. L’Univers irrésolu, plaidoyer pour l’indéterminisme. Paris. Éditions Hermann.
Schaeffer, Jean-Marie. 1999. Pourquoi la fiction? Paris. Seuil.