Lolita de Vladimir Nabokov, une des œuvres majeures du 20e siècle, est reconnue pour la richesse de sa prose qui inclut des jeux de mots, des prolepses cachées et un vocabulaire raffiné. Mais ce roman est surtout célèbre pour son sujet controversé: un homme dans la trentaine s’éprend d’une fillette de douze ans. Selon son écrivain, l’intrigue du roman résiderait toutefois dans son langage plutôt que dans son récit. Ce langage est un condensé de plusieurs thèmes récurrents à travers l’œuvre de Nabokov, qui impose une idéologie inhabituelle de la littérature et un jeu de cache-cache malin à son lecteur.
Lolita a été traduit vers le français à deux reprises, d’abord par Éric Kahane avec la collaboration de l’auteur lui-même en 1957, puis par Maurice Couturier plus récemment, en 2001. Couturier accuse la première traduction de relever de l’adaptation plutôt que de la traduction, tandis que, selon Michaël Oustinoff (2011), cette accusation ne serait pas fondée. Compte tenu des déplacements linguistiques fréquents de Nabokov –rappelons les phénomènes d’auto-traduction survenus avec Camera obscura, devenu Laughter in the Dark– il nous paraît plus important de nous demander: Nabokov le traducteur est-il le même que Nabokov l’écrivain, et respecte-t-il les règles de son propre jeu? Est-il possible de traduire ce réseau de jeux langagiers qui sous-tendent le récit de Lolita, ou faudrait-il le mettre de côté afin de se concentrer uniquement sur l’intrigue?
Nous écartons l’idée de l’intraduisible, mais nous souhaitons nous concentrer sur les particularités d’un texte littéraire aussi recherché à tous les niveaux esthétiques –visuel, poétique et oral– et la délicatesse de sa traduction. Nous tâcherons dans cet article de trouver des solutions de traduction dans la manière dont Nabokov traduit et écrit la littérature, en nous arrêtant à sa précision scientifique d’un côté et à l’aesthetic bliss (la jouissance esthétique) qu’elle procure de l’autre, le tout passant par un désir de sortir de la voie communicative du langage. Il s’agit donc, d’abord, de revoir l’idéologie littéraire et esthétique que prône Nabokov, autant dans son écriture et ses traductions que dans ses textes théoriques. Puis, nous placerons cette idéologie sur le plan du traduisible et de la communication dans Lolita, pour conclure que cette dernière voie est toujours rejetée par l’auteur. Nous reviendrons finalement sur certaines des méthodes appliquées dans les traductions françaises de Lolita afin de déterminer si elles sont «justes», au sens où elles respectent l’unité cosmogonique du texte littéraire d’où elles découlent.
Comment lire Lolita
Si la traduction sert de laboratoire expérimental au langage et qu’elle permet de remettre en question la lecture d’un texte (Meschonnic, 2007), il faudrait proposer une façon de lire un roman avant de le traduire. La traduction de Lolita est particulièrement complexe vu le non-conformisme de son auteur. Alfred Appel, Jr. écrit par rapport à la réception du roman: «readers trained on the tenets of formalist criticism simply did not know what to make of works which resist the search for ordered mythic and symbolist “levels of meaning”» (1970: xix). Mais Lolita n’est pas un roman à part dans l’œuvre de Nabokov; il est seulement celui qui a reçu le plus d’attention, probablement à cause de l’ombre de questions morales qu’il pourrait théoriquement poser. Pour certains, cette ombre est au premier plan du roman, mais Nabokov le dit: «[…] Lolita has no moral in tow» (1955: 314).
La difficulté de Lolita relève du style et de l’idéologie esthétique de Nabokov. Effectivement, le roman reprend des thèmes et des références qu’on retrouve dans l’ensemble des œuvres nabokoviennes, thèmes qu’il faut analyser afin de suivre les motifs (patterning) qui traversent le roman. Nabokov offre surtout des jeux d’ombres et de tromperie, non pas des «histoires vraies», dont il a horreur (1980: 5), mais des histoires où le clair-obscur règne, un univers fondé sur des illusions. Prenons en exemple l’incipit de Lolita:
Lolita, light of my life, fire of my loins. My sin, my soul. Lo-lee-ta: the tip of the tongue taking a trip of three steps down the palate to tap, at three, on the teeth. Lo. Lee. Ta.
She was Lo, plain Lo, in the morning, standing four feet ten in one sock. She was Lola in slacks. She was Dolly at school. She was Dolores on the dotted line. But in my arms she was always Lolita. (9)
Cet incipit est poétique, avec ses assonances et allitérations, et réussit à exposer l’aspect parlé du texte. En effet, lorsqu’on visionne la vidéo de Nabokov récitant ces premières lignes, la parole incantatoire –cette parole capable de soulever le lecteur hors du monde terrestre, de créer de la magie– est tout de suite ressentie. Nabokov nomme cette ascension vers l’au-delà aesthetic bliss: «For me a work of fiction exists only insofar as it affords me what I shall bluntly call aesthetic bliss, that is a sense of being somehow, somewhere, connected with other states of being where art (curiosity, tenderness, kindness, ecstasy) is the norm» (1955: 314-315).
Toute traduction de Lolita devrait tenter ce que l’œuvre elle-même fait déjà: «faire entendre la force du langage» (Meschonnic, 2007: 75). On s’en aperçoit dans la musicalité du texte en prose et même dans le nom de Lolita: chaque syllabe semble se déplacer en arrière, comme si Humbert Humbert avalait, consommait sa bien-aimée. Le nom de Lolita est d’ailleurs le premier et le dernier mot du roman. Nabokov écrit de la nécessité de trouver le mot juste pour le personnage:
For my nymphet I needed a diminutive with a lyrical lilt to it. One of the most limpid and luminous letters is “L.” […] Another consideration was the welcome murmur of its source name, the fountain name: those roses and tears in Dolores. My little girl’s heart-rendering fate had to be taken into account together with the cuteness and limpidity. (Nabokov, 1970: 328)
Dans l’ensemble de l’œuvre nabokovienne, l’image de l’eau est associée à la mémoire et au temps: elle est limpide, mais cruelle, car elle peut facilement trahir et noyer celui ou celle qui s’y perd (Norman, 2012). Si la fiabilité du narrateur chez Nabokov est souvent remise en question, c’est parce que ses personnages n’arrivent pas à bien se rappeler du passé –ou, s’ils croient le faire, c’est un passé reconstruit artificiellement et qui comporte plusieurs trous. Ce leitmotiv, tout comme celui de l’eau, revient dans plusieurs de ses écrits dont les nouvelles «The Admiralty Spire» et «The Circle», et notamment le roman Invitation to a Beheading. La conception du temps, que Nabokov perçoit comme étant limpide, coulant comme une rivière, est ainsi décrite dans son autobiographie Speak, Memory, où il prend conscience de sa propre existence (le Dasein heideggerien) en la décrivant comme un deuxième baptême:
I felt myself plunged abruptly into a radiant and mobile medium that was none other than the pure element of time. One shared it –just as excited bathers share shining seawater– with creatures that were not oneself but that were joined to one by time’s common flow, an environment quite different from the spatial world […]. (19)
Cette exploration du temps et des souvenirs du passé, qu’ils soient réels ou reconstruits à force d’être rejoués par la mémoire, serait la clé pour accéder à l’otherworld (Alexandrov, 1991), ce monde intangible qui permet de défier le temps, tout comme la jouissance esthétique. Lolita, le personnage et le roman qui en découle, ne fait que reprendre ce thème dès les premiers mots du roman: elle n’est que pleurs, limpidité, source d’eau, plongée dans la mémoire et le temps; elle est autant une réflexion, un miroir, qu’une déformation du passé. La création par Humbert Humbert du mot nymphet (nymphette) pour décrire les petites filles comme Lolita n’est qu’un ajout supplémentaire au registre du liquide. Mais face à la clarté que peut offrir cette source d’eau se cache le monde des ombres, qu’on peut identifier déjà dans le nom de Humbert Humbert (Nabokov, 1973: 26): prononcé en français, on peut entendre dans ce nom ombre ombre, traduisant déjà la doublure et le double, le mirroring, qu’on retrouve ensuite dans le personnage de Clare Quilty, qui possède lui-même une double, Vivian Darkbloom, une anagramme de Vladimir Nabokov. Humbert volera Lolita à la limpidité de son monde d’enfant pour la confiner à un univers sombre d’ombres (Appel, 1970: 320) et Clare Quilty («clearly guilty») fera la même chose en la traînant dans son monde perfide. L’identité même de Quilty comme celui du «kidnappeur» de Lolita ne sera pas dévoilée jusqu’à la fin du roman, même si son ombre rôde autour du narrateur dès les premiers chapitres.
Écrire, pour Nabokov, implique une précision pour les détails relevant de l’ordre scientifique, en même temps qu’une sensibilité pour l’art. Il ne cherche pas à établir une communication ou une réceptivité avec son lectorat: ce qu’il lui propose est un problème d’échecs qu’il s’est amusé à créer et que ses lecteurs doivent décoder. Le monde nabokovien refuse et rejette tout symbolisme:
The notion of symbol itself has always been abhorrent to me, and I never tire of retelling how I once failed a student –the dupe, alas, of an earlier teacher– for writing that Jane Austen describes leaves as “green” because Fanny is hopeful, and “green” is the color of hope (1973: 305).
La clé de Lolita se retrouve donc dans les détails du roman, qu’un lecteur modèle (Nabokov, 1948) continuera de découvrir à chaque relecture. Si Nabokov nous assure que «[t]he truth is that great novels are great fairy tales» (1948: 2), alors les contes de fées recèlent en eux le pouvoir de créer un nouveau monde dans l’imagination du lecteur, à condition que ce dernier accepte de s’y soumettre.
Traduire la lettre, le sens ou… aucun des deux?
Étant donné la densité de références mythologiques et littéraires et ces jeux de mots et d’ombres, la traduction de la lettre (Berman, 1999) ne serait pas une méthode envisageable pour traduire Lolita. Mais, pour ces mêmes raisons, on ne pourrait non plus se pencher sur une traduction du sens. Ces deux procédés de traduction, l’une collant à la lettre et l’autre prétendant trouver un sens universel au texte, pourraient détruire ce que Meschonnic appelle la poétique du rythme (2007). En analysant l’idéologie nabokovienne de l’écriture, on s’aperçoit rapidement qu’elle poursuit un chemin similaire à la poétique du langage dans sa recherche d’un sentiment d’au-delà que le texte pourrait produire auprès du lectorat: elle est une idéologie riche en ambiguïtés, en jeux de mots, en assonances et allitérations, et joue souvent avec le rythme de sa prose. Or, contraindre cette vision dans une dichotomie du signe –de la lettre ou du sens– obligerait cette même vision à devenir une essentialisation du langage, qui transforme la traduction en une affaire de compréhension et le langage en un outil de communication plutôt que d’expression. D’après Meschonnic, penser le langage en tant que signes reviendrait à le voir comme simple représentation du langage, délaissant le poème qui y vit, caché et prisonnier de ce carcan d’idées.
L’œuvre nabokovienne est activement à la recherche de façons de tromper le lecteur, de le perdre dans un labyrinthe d’images, de jeux de mots et de narrateurs non fiables, car elle veut recréer des conditions similaires à celles qu’on retrouverait dans la nature:
Every great writer is a great deceiver, but so is that arch-cheat Nature. Nature always deceives. From the simple deception of propagation to the prodigiously sophisticated illusion of protective colors in butterflies or birds, there is in Nature a marvelous system of spells and wiles. The writer of fiction only follows Nature’s lead. (Nabokov, 1948: 5)
Chercher à clarifier le texte nabokovien ne reviendrait donc qu’à détruire Lolita, vu que Nabokov fait ce que Charles Peirce a nommé le play of musement: «the capacity for imagination, planning, invention, simulation –the latter both in the positive sense of the term and in the negative sense of lying» (Petrilli, 2016: 28). Dans la traduction du sens, la langue agit comme forme de communication, et de communication seulement. Ce modèle intègre mal la communication artistique, qui relève plutôt de l’expression dans le seul intérêt de s’exprimer. Une partie de cette expression se trouve non pas dans le message à exprimer, mais dans la forme que ce message va prendre: «La notion de forme désigne alors une décodabilité plus difficile, et surajoutée, pour un sens identique. S’il en était ainsi, la forme de communication “artistique”, étant sémiotiquement inutile, aurait disparu depuis longtemps» (Meschonnic, 1973: 321).
Pour Nabokov, le langage littéraire n’est ni la langue parlée ni la recherche d’une quelconque forme de communication avec autrui. Ce que l’auteur recherche est plutôt une forme d’expression pour la création d’un art personnel, autonome et trompeur à souhait. Dans Lolita, le lecteur ne peut même pas se fier aux événements décrits dans le texte: Humbert Humbert, narrateur non fiable, tente même de persuader le lecteur que son penchant pour Dolores Haze est de l’ordre de l’amour le plus pur, que ce serait cet amour qui l’aurait poussé à la posséder. Cette non-fiabilité se manifeste à travers le langage du roman, adouci, romantique, mielleux, rédigé ainsi pour convaincre le narrateur lui-même, en plus du lecteur, de l’amour que Lolita lui aurait porté, et que son acte n’était finalement pas aussi ignoble qu’on serait porté à croire. À certains moments, l’ombre d’une autre vérité effleure la conscience de Humbert, comme lorsqu’il décrit le tableau qu’il aurait aimé peindre le lendemain de leur première nuit ensemble1, ou lorsqu’il se rend finalement compte, après avoir assassiné Quilty, d’avoir volé à Lolita son enfance:
Reader! What I heard was but the melody of children at play, nothing but that, and so limpid was the air that within this vapor of blended voices, majestic and minute, remote and magically near, frank and divinely enigmatic –one could hear now and then, as if released, an almost articulate spurt of vivid laughter, or the crack of a bat, or the clatter of a toy wagon, but it was all really too far for the eye to distinguish any movement in the lightly etched street. I stood listening to that musical vibration from my lofty slope […] and then I knew that the hopelessly poignant thing was not Lolita’s absence from my side, but the absence of her voice from that concord. (Nabokov, 1955: 308, nous soulignons)
Dans ce roman, comme dans ses autres œuvres, Nabokov plonge dans un jeu constant de mensonges, d’illusions et d’ambiguïtés. Le lecteur doit lui-même déterminer une façon de construire une certaine réalité avec les paroles d’un narrateur non fiable. De telles œuvres échappent facilement à toute tentative de lecture sous l’herméneutique du signe, car le signe se sursimplifie, déformant le texte traduit en l’aplanissant. Appliquer cette méthode pour traduire ne tiendrait pas compte de la poétique d’un roman qui déborde d’une richesse de vocabulaire et qui porte une attention particulière à sa lettre. Mais la lettre seule n’est pas suffisante pour traduire Lolita, car elle risque de briser la poétique du roman, qui se situe dans son ambiguïté et ses jeux sur plusieurs plans. Il faudrait plutôt se demander: comment peut-on traduire un roman si riche en ambiguïtés, lorsque le domaine de la traduction a tendance à clarifier et à rationaliser les œuvres littéraires (Berman, 1999: 52-54)?
Une adaptation, vraiment?
À propos de la traduction de Lolita par Kahane, Couturier dira:
certaines pages sont en effet écrites dans un français d’une grande élégance et d’une réelle richesse de vocabulaire, mais trop souvent les trouvailles stylistiques trahissent le sens du texte original et relèvent de l’adaptation plutôt que de la traduction. (1993: 13)
Bien étrange de parler du sens du texte source, lorsque Oustinoff dira de la traduction de Couturier que celle-ci est «bien plus littérale que celle de Kahane» (2011: 118), et qu’on a pu observer ci-haut que la littéralité de la traduction –cette inscription du langage dans la représentation du langage– empêcherait l’œuvre de rayonner dans la langue cible. Couturier avance que Nabokov n’aurait pas eu le temps de réviser et de corriger le texte de Kahane dans son intégralité, mais cela paraît peu probable lorsqu’on sait avec quelle minutie Nabokov corrigeait même ses entrevues avec des journaux ou des magazines sans renom2. Ayant examiné cette première traduction en parallèle avec la correspondance entre Nabokov et Kahane, Oustinoff déclare finalement: «La conclusion s’impose: la copie de l’élève Kahane a donc bien été révisée par le maître» (120).
Examinons les deux traductions de l’incipit de Lolita, d’abord celle de Kahane, révisée par Nabokov:
Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-li-ta: le bout de la langue fait trois petits bonds le long du palais pour venir, à trois, cogner contre les dents. Lo. Li. Ta.
Elle était Lo le matin, Lo tout court, un mètre quarante-huit en chaussettes, debout sur un seul pied. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l’école. Elle était Dolorès sur le pointillé des formulaires. Mais dans mes bras, c’était toujours Lolita. (1959: 15)
Puis la retraduction de Couturier:
Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-lii-ta: le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois reprises, contre les dents. Lo. Lii. Ta.
Le matin, elle était Lo, simplement Lo, avec son mètre quarante-six et son unique chaussette. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l'école. Elle était Dolorès sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita. (2001: 29)
Les différences entre ces deux traductions sont, à première vue, minimes. Couturier commet une erreur évidente, celle d’insister sur une prononciation exagérée du nom de Lolita, comme pour tenter de reproduire le «Lo. Lee. Ta.» anglais. Or, comme le souligne Oustinoff, le «Lee» est un jeu sur le nom du premier amour du narrateur, une certaine Annabel Lee, elle-même en référence à l’Annabel Lee du poème éponyme d’Edgar Allan Poe. Or, dans aucune des deux traductions, ce «Lee» n’est souligné; Oustinoff remarque que même Nabokov, dans sa traduction de son roman vers le russe, a effacé ce «Lee», écrivant plutôt «Lo. Li. Ta». Dans les trois traductions (celles de Kahane et de Couturier vers le français, celle de Nabokov vers le russe), on perd le rythme présent dans ce jeu initial sur le nom. Couturier tente de le rétablir, mais son «Lii» reste une coquille vide, qui ne renvoie à rien, ni à Annabel Lee, ni à Poe, et tente un jeu phonétique que l’auteur lui-même refuse de faire.
Kahane fait deux choix discutables: d’abord, il explicite «on the dotted line» pour l’allonger en «sur le pointillé des formulaires», là où Couturier se contente d’un «sur les pointillés». Ensuite, pourquoi décider de traduire «c’était toujours Lolita» (dont la traduction serait plutôt «it was always Lolita») lorsque dans l’original on retrouve «she was always Lolita», encore une fois reprise par Couturier pour devenir «elle était toujours Lolita»? Peut-être pour une question de rythme, imposé par Nabokov à son traducteur.
Couturier commet pour sa part une autre erreur, à peine perceptible: le «à trois reprises». Dans l’original, Nabokov écrit: «at three», et non pas «three times». «At three» suggère un décompte («on the count of three»): il n’est pas question ici du nombre de fois qu’il faut taper sur les dents pour reproduire la sonorité de Lolita. Kahane réussit à rendre la traduction correcte de l’anglais, en écrivant simplement «à trois». Couturier semble avoir manqué la nuance et, finalement, commet ce dont il accuse Kahane de faire: «trahir le sens».
La traduction selon Nabokov
Dans la préface à sa traduction monumentale d’Eugène Onéguine, qui comprend quatre volumes abondamment commentés, Nabokov décrit que la seule façon de bien traduire serait de manière littérale (1964) et c’est ainsi qu’il procédera pour traduire Eugène Onéguine, reconnu comme étant la version la plus littérale des traductions du roman vers l’anglais. Si Nabokov préfère les traductions littéralisantes, ce n’est pourtant pas ce qu’il va faire avec Lolita, autant dans son auto-traduction vers le russe que dans sa révision de la traduction française. Lolita serait plutôt un travail de réécriture qu’un processus la traduction pure et littérale, contrairement à l’Onéguine. Mais l’Onéguine n’est pas Lolita, et n’appartient pas, pour ainsi dire, à Nabokov. Le but des deux traductions est d’ailleurs différent: insatisfait des traductions du roman en vers de Pouchkine, Nabokov désirait offrir une traduction des plus littérales à ses étudiants et à ceux désireux de connaître indirectement sa langue russe, dans un objectif académique et pédagogique plutôt qu’artistique. Le but de cette traduction était donc l’ouverture: faire naître chez le lecteur le désir d’apprendre la culture et la langue de départ (Nabokov, 1964). Lolita est différente: ses traductions devraient avant tout rendre l’œuvre en français, et en russe, aussi puissante qu’elle l’est en anglais.
Traduire, réécrire, produire
Couturier dénonce le manque de cohérence dans la traduction de Kahane-Nabokov. C’est un reproche qu’on ne ferait pas à une œuvre originale, comme l’indique Berman: «Les grandes œuvres en prose se caractérisent par un certain “mal écrire”, un certain “non-contrôle” de leur écriture» (1999: 51), non-contrôle que la traduction juge être une caractéristique à effacer. Si le roman est le genre par excellence du condensé (Berman, 1999), qui inclut ce «mal écrire» et différents registres de style, la traduction de ce même roman devrait, en essence, pouvoir reproduire cette polysémie qui est indispensable à l’œuvre: «La polysémie est indissociablement langue et culture. Cette proposition mène à ne plus dissocier dénotation et connotation, valeur et signifiance» (Meschonnic, 1973: 310). Cette polysémie est la première chose à disparaître dans l’acte de traduction, surtout lorsque le traducteur croit avoir trouvé, dans l’ambiguïté du texte original, une clé à la vérité, vérité qui n’est finalement que sa propre interprétation du texte.
La traduction de Kahane pose la question de la légitimité du texte, vu qu’elle a été réalisée avec l’aide de l’auteur lui-même. Si un auteur décide de s’auto-traduire, comme c’est le cas avec Nabokov, ses traductions peuvent-elles être critiquées comme des traductions, ou deviennent-elles plutôt des miroirs de l’original? Nabokov possédait une vision particulière pour chacune de ses œuvres, qui rejoignait son idéologie esthétique sur l’art en général, une idéologie en mouvement constant. Ainsi, insatisfait de la traduction de Camera obscura, Nabokov décide lui-même de retraduire son roman pour le transformer en une œuvre tout autre, Laughter in the Dark.
Une troisième traduction?
Pour Nabokov, la littérature, traduite ou originale, doit participer à cette notion de jouissance esthétique: «a wise reader reads the book of a genius not with his heart, not so much with his brain, but with his spine» (1948: 7). Or, ce que l’on néglige souvent, c’est la capacité de la traduction à être une expérience du texte plutôt que simplement l’ombre d’un texte. La traduction doit donc faire au langage ce que lui fait l’original: «Au lieu d’être portée par l’interprétation, la traduction alors est porteuse, comme le texte original est porteur» (Meschonnic, 2007: 142). La traduction dépasserait ainsi la dichotomie traditionnelle du sens et de la lettre pour libérer autant le traducteur que le texte traduit, en démontrant que «la traduction est aussi une production, et non une reproduction» (Meschonnic, 1973: 352). Accuser Kahane d’effectuer une adaptation de Lolita plutôt qu’une traduction, alors que la main de l’auteur a elle-même participé à ce texte, suppose qu’il existerait une unique façon de «bien» traduire, et que cette façon n’est pas nécessairement celle de l’auteur.
Cela ne veut pas pour autant dire que la retraduction de Couturier est insignifiante car, comme l’affirme Meschonnic, chaque traduction, et surtout chaque retraduction, participe à une théorie de la littérature (1973). La retraduction dégage le terrain afin d’accueillir la discussion et la réflexion sur chaque nouvelle lecture du texte. Sans la retraduction de Couturier, nous n’aurions probablement jamais vu les défauts et les imperfections dans la traduction de Kahane, ni réfléchi à examiner les rapports entre l’auteur et ses propres traductions. Faudrait-il retraduire Lolita une troisième fois? Ce serait probablement envisageable dans quelques décennies, lorsque notre manière de lire le roman aura changé, lorsqu’on voudra en faire une nouvelle théorie de la littérature, mais, pour le moment, les deux traductions existantes nous semblent, au terme de cet article, suffisantes.
- 1. V. Nabokov, Lolita, p. 134: «There would have been a lake. […] There would have been all kinds of camp activities on the part of the intermediate group. Canoeing, Coranting, Combing Curls in the lakeside sun. There would have been poplars, apples, a suburban Sunday. There would have been a fire opal dissolving within a ripple-ringed pool, a last throb, a last dab of color, stinging red, smarting pink, a sigh, a wincing child.» (Nous soulignons.)
- 2. Voir V. Nabokov, Strong Opinions, qui recense les entrevues auxquelles il a méticuleusement fourni des réponses écrites.
Aprahamian, Astrid. «My sin, my soul»: traduire le jeu nabokovien dans Lolita. Ludiques. Quand la littérature se met en jeu. Cahier virtuel. Numéro 7. En ligne sur le site Quartier F. https://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/my-sin-my-soul
Alexandrov, Vladimir E. 1991. Nabokov’s Otherworld. Princeton. Princeton University Press.
Berman, Antoine. 1999. La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain. Paris. Seuil.
Couturier, Maurice. 1993. Nabokov ou la tyrannie de l’auteur. Paris. Seuil.
Meschonnic, Henri. 2007. Éthique et politique du traduire. Lagrasse. Verdier.
Meschonnic, Henri. 1973. Pour la poétique II. Paris. Gallimard.
Nabokov, Vladimir. 1955. Lolita. New York. Vintage Books.
Nabokov, Vladimir. 1959. Lolita. Trad. Éric H. Kahane. Paris. Gallimard.
Nabokov, Vladimir. 2001. Lolita. Trad. Maurice Couturier, Paris. Gallimard.
Nabokov, Vladimir. 1970 [1991]. The Annotated Lolita. Dir. Alfred Appel, Jr. New York. Vintage Books.
Nabokov, Vladimir. 1948 [1980]. Lectures on Literature. Boston. Mariner Books.
Nabokov, Vladimir. 1964. Eugene Onegin: A Novel in Verse by Aleksandr Pushkin. New York. Bolligen Foundation.
Nabokov, Vladimir. 1973. Strong Opinions. New York. Vintage Books.
Norman, Will. 2012. Nabokov, History and the Texture of Time. Abington. Routledge.
Oustinoff, Michaël. 2004. Les Lolita de Vladimir Nabokov: traductions ou adaptations?. Palimpsestes. Vol. 16.
Petrilli, Susan. 2016. Translation Everywhere. Annales des sémiotiques/Annals of Semiotics, Signata 7, Semiotranslational Perspectives. Presses universitaires de Liège.