Le 16 décembre au matin, avant de me rendre au Palais des congrès de Montréal, où se tenaient alors les négociations de la COP 15 des Nations unies sur la biodiversité, je me suis rendu dans un café près de chez moi pour faire quelques heures de lecture. En m’assoyant, café à la main, un Devoir daté de quelques jours auparavant – qui trainait tout près sur une table – a capté mon attention. Un titre en particulier, en première page : « Québec souhaite conserver son droit d’empiéter sur l’habitat d’espèces menacées1 ». Le journaliste Alexandre Shields y expliquait qu’alors que « le gouvernement Legault promet de renforcer les mesures de sauvegarde de la faune en péril au Québec », certaines autorisations seraient tout de même accordées « “si le projet a une pertinence réelle” aux yeux du gouvernement. » Les paroles citées étaient celles de Benoit Charette, ministre de l’Environnement de la province. Parmi les exemples de projets pertinents, mais potentiellement néfastes sur le plan écologique, il était question d’hôpitaux, de maisons des aînés, tout comme, « dans certains cas », de projets de transport collectif. De quoi alarmer la plupart des environnementalistes, me suis-je dit. Surtout au moment où les États membres des Nations unies tentaient, tant bien que mal, de se donner pour objectif prioritaire d’arriver à protéger 30 pour cent des aires terrestres et océaniques de la planète d’ici 2030.
Arrivé au bout de l’article du Devoir, j’ai fait quelques clics sur mon ordinateur portable, et j’ai entamé la lecture d’un essai paru dans les pages du magazine Orion en 2013 : « State of the Species: Does Success Spell Doom for Homo sapiens? » [L’état de l’espèce : le succès est-il synonyme de désastre pour l’Homo sapiens?]. Le texte s’ouvrait sur un incipit qui m’a tout de suite frappé de perplexité : « Le problème avec les environnementalistes, c’est qu’ils croient que la protection de l’environnement a quelque chose à voir avec la réalité biologique2. » Charles Mann, qui signe l’essai en question, précise que c’est ce qu’aimait lui répéter la grande microbiologiste Lynn Margulis (la scientifique dont les recherches ont légitimé l’idée selon laquelle l’évolution procède non seulement par mutation génétique adaptative, mais aussi par symbiogénèse), quand il lui arrivait de la croiser dans son quartier.
J’ai relu l’affirmation de Margulis à quelques reprises, la retournant dans tous les sens dans ma tête, cherchant à la saisir. Comment la protection de l’environnement peut-elle n’avoir rien à voir avec la réalité biologique? N’est-ce pas justement les organismes vivants qu’il nous faut protéger, pour arriver à préserver l’habitabilité de notre environnement?
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Une niche, une espèce. C’est la maxime résumant le processus écologique de la « lutte pour l’existence », aussi appelé le « principe d’exclusion compétitive ». D’abord théorisé par Darwin, c’est le biologiste russe Georgy Gause qui l’a concrétisé en 1935, avec ses Vérifications expérimentales de la théorie mathématique de la lutte pour la vie. Aujourd’hui un classique de biologie, ce livre met en évidence le fait que deux espèces ayant les mêmes besoins en ressources terrestres n’arriveront pas, ultimement, à cohabiter. Le principe d’exclusion prévoit plutôt ceci : l’espèce la plus efficace et prospère quant à l’utilisation d’une ressource limitée finira toujours par éliminer la ou les espèces avec lesquelles elle se trouve en compétition.
Chaque trimestre, dans sa salle de classe de l’Université du Massachussetts, Lynn Margulis en faisait la démonstration à ses étudiant·e·s. Elle leur montrait une vidéo en accéléré dans laquelle on pouvait voir des bactéries appelées Proteus vulgaris, des êtres qui vivent habituellement dans les intestins des humains (leur causant parfois des infections urinaires). Dans nos corps, lorsqu’elles sont laissées à elles-mêmes, les Proteus vulgaris se divisent, et donc se reproduisent, toutes les 15 minutes. Mais ce que Margulis leur donnait à voir se déroulait plutôt dans une boîte de Petri – ce petit contenant cylindrique utilisé pour la culture de microorganismes. Et ce que les étudiants observaient alors au téléviseur les laissait le plus souvent bouche bée : la vidéo donnait l’impression que la culture bouillonnait, tellement les bactéries arrivaient à se multiplier rapidement. Pouvant doubler leur nombre en quelques secondes seulement, la colonisation exponentielle de la boîte de Petri faisait en sorte qu’après quelques minutes, les Proteus vulgaris étaient arrivés à en recouvrir la surface au grand complet. Margulis expliquait alors aux étudiant·e·s que si cette espèce était la seule forme de vie sur Terre, elle arriverait à recouvrir d’une couche visqueuse d’une trentaine de centimètres d’épaisseur l’entièreté de la croûte continentale, et ce, en trente-six heures seulement.
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Après quelques heures passées à lire, je me suis rendu au Palais des congrès, et je suis parti à la découverte de la Conférence. En me promenant, j’ai d’abord vu de nombreux stands d’information sur le « développement » de certaines régions de la planète, côtoyant ceux d’organismes voués à la préservation d’espèces ou d’écosystèmes. J’ai aussi remarqué, un peu partout, le slogan « Nature Positive by 2030 », qui faisait référence à l’objectif mis de l’avant par un regroupement d’acteurs non étatiques, provenant de la société civile et du milieu des affaires : « stopper et renverser la perte de la nature […] en augmentant la santé, l’abondance, la diversité et la résilience des espèces, des populations et des écosystèmes, de sorte que d’ici 2030 la nature soit visiblement et mesurablement sur la voie de sa restauration3 ». Les échanges semblaient alors conciliants, ce qui me paraissait encourageant. Mais de l’autre côté des portes, quelques dizaines de gens membres du Réseau mondial des jeunes pour la biodiversité s’étaient rassemblés pour faire entendre leur cri du cœur : STOP THE SAME!, clamaient-iels. Aux journalistes iels dénonçaient le fait que les décideur·euse·s « jouent avec notre avenir, des cibles avec lesquelles nous devrons vivre, et en réalité ils ne discutent que de la surface des choses, pas du vrai problème… ils mettent la vie entre parenthèses4 ».
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L’espèce humaine a certainement conscience que sa niche – son environnement – est la Terre tout entière. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des rassemblements d’envergure internationale et existentielle comme la COP 15 sont possibles. L’Homo sapiens, par sa conscience du monde vivant dans lequel il évolue, est une espèce dont les individus arrivent à se sentir concernés par le sort d’autres espèces, à mesure qu’on empiète de manière grandissante sur leurs niches respectives.
Mais Margulis, de par ses connaissances sur le monde microbiologique, apportait une précision majeure, qui, croyait-elle, reste souvent dans l’angle mort des discours environnementalistes et des grands rassemblements pour le futur de l’humanité : « Nous devons reconnaître, affirmait-elle, que les humains ont un effet important sur [leur propre] environnement, mais relativement peu de conséquences sur le système planétaire en général ». Parce que l’environnement de notre espèce, l’entièreté du monde vivant que forme l’écosystème terrestre, c’est – il faut se le rappeler – ce phénomène qui a débuté il y a quatre milliards d’années avec l’agentivité microbiologique, et qui, après des centaines de millions d’années de recyclage matériel et gazeux, est arrivé à stabiliser les proportions chimiques de l’atmosphère et la température moyenne, permettant par le fait même l’émergence des océans et la prolifération d’organismes multicellulaires de plus en plus complexes. « En définitive, c’est la qualité de vie de l’humanité et des autres grands animaux que nous affectons le plus profondément par nos comportements. Je ne pense pas que nous devrions nous sentir gênés ou avoir honte de nous préoccuper de notre propre survie. La Terre continuera de vivre jusqu’à ce que le soleil meure. La question est simplement de savoir si nous ferons partie de son avenir5. »
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Peu importe le résultat des négociations de la COP 15, ai-je pensé en sortant du Palais des congrès ce jour-là, la « nature » – que nous nous croyions liés de manière « positive » ou « négative » avec elle – continuera d’évoluer bien après le temps de l’Homo sapiens. Elle prospérera encore et encore, jusqu’à ce que le dernier microbe du globe s’éteigne.
En repensant à la phrase frappante de Margulis lue le matin même, je me suis demandé s’il n’aurait pas été plus juste que le slogan observé un peu partout sur les lieux de la Conférence soit « Human Positive by 2030 » – question de mettre au clair que c’est bien l’existence même de notre espèce qui est aujourd’hui mise en péril. Et si notre espèce cherchait véritablement à survivre encore et encore, comme d’autres espèces ont su le faire bien avant elle (et dont nous sommes, après tout, les héritier·e·s), ne devrait-elle pas se tourner vers la réalité microbiologique pour tenter d’en tirer quelques leçons de prospérité?
Je pense, enfin, que c’est ce qu’insinuait Margulis… elle qui se passionnait, non pas pour les mécanismes de compétition de l’évolution, mais bien pour les relations symbiotiques qui foisonnent tout autant dans notre monde vivant.
- 1. Alexandre Shields, « Québec souhaite conserver son droit d’empiéter sur l’habitat d’espèces menacées », Le Devoir, 12 décembre 2022, < https://www.ledevoir.com/environnement/774280/benoit-charette-au-un-dro…;
- 2. Charles C. Mann, « State of the Species », Orion Magazine, < https://orionmagazine.org/article/state-of-the-species/>. Je traduis.
- 3. Je traduis. Pour plus d’informations à ce sujet, voir le site web naturepositive.org. <https://www.naturepositive.org/>[/fn]. » Puis, une fois entré dans une des plus grandes salles du Palais, j’ai assisté pendant un moment aux négociations, qui traitaient alors de ce que le Programme des Nations unies pour l’environnement a appelé « One Health », une « approche transversale et systémique de la santé, fondée sur le fait que la santé humaine et la santé animale sont interdépendantes et liées à la santé des écosystèmes dans lesquels leur coexistence a lieu
« One Health for One Planet », UNEP.org, <https://www.unep.org/news-and-stories/opinion/one-health-one-planet>. Je traduis. - 4. J’ai moi-même recueilli ces propos. La mention des parenthèses, ici, fait aussi référence au mécanisme des négociations, qui s’opèrent par la « levée » graduelle des crochets, à mesure que les pays s’entendent sur la formulation du texte de l’accord à venir.
- 5. Jonathan White et Lynn Margulis, « Lynn Margulis: Living by Gaia », dans Talking on the Water: Conversations about Nature and Creativity, San Antonio, Trinity University Press, 2016, p. 76-77. Je traduis.
Fecteau, Maxime. 2023. Une niche, plusieurs espèces et un point aveugle de la COP 15. Réécrire la COP15. Cahier virtuel. Numéro 8. En ligne sur le site de Quartier F. https://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/une-niche-plusieurs-especes…