Texte gagnant du concours de création Quartier F organisé par l'Université du Québec à Montréal.
7H57, CÉGEP
Je gare ma voiture et je reste un moment dans le stationnement pour entendre les dernières paroles de Frank Ocean, même si je les connais par coeur:
Gimme something sweet
Bitch I might like immortality
This is life, life immortality
Je conclus que je n’ai rien vécu comparativement à Frank Ocean. Je sors de l’auto, la neige rentre dans mes vieux Converse troués. Je marche d’un pas rapide pour rejoindre l’entrée. Je m’arrête à la librairie du cégep acheter Le Comte de Monte-Cristo, pour mon cours de littérature. La couverture est laide. L’homme a l’air désagréable et sans aucun charme. Il fait quasiment pitié, figé au XIXe siècle. Je vais à mon cours, le livre dans mon sac. Il pèse lourd.
19H13, ÉPICERIE
On entre fièrement. Elle s’appuie fort sur le panier. On fait le tour de l’épicerie sans aller dans les rangées du centre. Elle a lu dans un article que dans les rangées du centre de l’épicerie, c’est dangereux: trop de produits transformés, des pesticides, des faux gras, du mauvais sucre, pas assez de fibres et trop de gluten. On aime nos reins, nos intestins et notre estomac. C’est pour ça qu’on contourne les rangées du centre et qu’on fait fuck you aux sacs de Goldfish au gâteau de fête. On mange bien, nous. On passe à la caisse. La caissière a mon âge, je me gratte la nuque. Je dépose les aliments sur le tapis roulant imbibé de pesticides et de gluten. J’espère que la caissière remarque notre épicerie impeccable, regarde comme on s’alimente bien, on ne va pas dans les rangées du centre, nous. Le packboy sourit, il fait son travail. Il met le pain qu’on a soigneusement choisi dans le fond du sac. Quel cave. On se rend à l’auto lentement, elle et moi. Il suit notre rythme même s’il a les mains gelées. Je rentre dans l’auto côté passager, je le regarde dans le rétroviseur déposer les sacs dans le coffre. Elle lui donne trois dollars, il part en me saluant. Elle rentre dans l’auto.
—Les packboy sont plus fins quand t’es là, il était pas laid le p’tit gars.
—Y’était genre 5’11, pis y’a mis le pain dans le fond.
On arrive à la maison. Elle reste assise. Il fait froid dehors, elle ne veut pas débarquer l’épicerie. Des fois, j’ai l’impression qu’elle ne sortira jamais de la voiture. Elle reste prise, figée la main sur ses clés, figée comme Le Comte de Monte-Cristo sur sa couverture.
—Merci d’être venue faire l’épicerie avec moi.
—C’est pas un service, j’aime ça.
12 H 01, CAFÉTÉRIA
Je suis silencieuse, je n’ai rien à dire. Devant moi, un couple s’embrasse. Rosalie roule des yeux. Émie, à ma droite, commence toujours ses phrases par: «Non, mais tu comprends pas.» Oui, je peux comprendre, épaisse. Ce n’est pas compliqué, ce que tu racontes. Assise en face d’elle, il y a Julie et Sara, elles parlent du Comte, elles pensent que Dantès est beau. Je regarde autour de moi; tout le monde est beau, tout le monde rit, tout le monde mâche trop fort, tout le monde mange du rangée de centre d’épicerie, tout le monde parle pour ne rien dire, tout le monde est laid, finalement. Le Comte de Monte-Cristo est devant moi, il me regarde, il me supplie de le lire. Je me gratte la nuque. Je gratte la couverture du livre, mon ongle devient noir. Je mets mes écouteurs et on me le reproche. Je fais semblant que je n’entends pas les remarques, car justement, je porte mes écouteurs.
20H43, MAISON
Je regarde constamment mon livre obligatoire, je l’envoie chier. Le récit captivant de Dantès me démange jusque dans la nuque. Je sais que le prisonnier va s’en sortir, il va partir, se sauver, être libre. Je suis tellement blasée de lire des histoires du XIXe siècle qui finissent bien. On est en 2018 et je m’en câlice des comtes et des rois. Je lis treize pages et je plie le coin, comme elle le fait. Cette femme qui traite les livres comme ses propres enfants plie les coins de page. Félix m’appelle, je laisse sonner un peu. C’est ma chanson préférée de Frank Ocean. Il m’invite chez lui avec d’autres de nos amis. Je dis oui. J’enfile une deuxième paire de bas de laine, puisque mes Converse sont troués. Je m’arrête au dépanneur. J’achète un six packs de Pabst, de la réglisse rouge et de la noire. Je n’aime pas la réglisse noire, mais je me dis qu’à force d’en manger, je vais peut-être développer le goût. C’est une petite souffrance que je m’inflige, il faut bien qu’on souffre un peu pour ressentir quelque chose. Je publie cette réflexion sur Tumblr. Je marche jusqu’à chez Félix. Je mange une réglisse noire. Je repense aux rangées d’épicerie: la réglisse est au centre. Je jette les deux paquets de friandises dans un banc de neige. J’aime marcher l’hiver, le froid sur mon visage me satisfait. Quand je vais arriver, mes joues vont être rougies par le vent glacé et j’aurai un beau teint. Une souffrance qui en vaut la peine.
00H47, RUE
Je retourne chez moi, j’ai hâte d’arriver, mes Converses sont trempés, j’aurais dû mettre mes bottes. Je vois ma maison. Il fait noir, des lampadaires éclairent la rue. Un lampadaire s’éteint sur mon passage. Je marche plus vite, je rentre le souffle court. J’enlève mes souliers, la lumière de la cuisine s’allume. Criss. Je me gratte la nuque, j’ai du sang sous les ongles.
—Tu m’as pas appelée? J’aurais pu venir te chercher.
—Il est tard, tu dors pas? Je voulais pas vous réveiller.
—Mets tes souliers sur le bord du calorifère pour qu’ils sèchent. On t’a acheté des bottes, voir que ma fille se promène avec ses vieux Converse à cette température-là.
—Scuse, bonne nuit.
Elle prend un morceau de fromage, regarde par la fenêtre en se frottant le bas du ventre. Elle a mal au ventre, pourtant elle n’a pas consommé des produits de rangée du centre. Elle remarque le lampadaire éteint. Ils sont complices, ils restent éveillés jusqu’à temps que j’arrive. Je me couche, j’écris dans mes notes de cellulaire: arrête la réglisse noire, surveille les lampadaires, continue de détester Le Comte de Monte-Cristo.
10H03, CÉGEP
Dans mon cours de littérature, on parle de l’esti de Comte de Monte-Cristo. Je n’ai rien contre Alexandre Dumas, mais Dantès, j’ai envie de l’étrangler, une pulsion de mon inconscient due à un refoulement sexuel, dirait mon prof de philo. Je reçois un appel, je sors de la classe. Je parle à mon père et je me gratte la nuque. Je rentre dans la classe, je prends mon livre.
10H37, HÔPITAL
J’attends l’ascenseur. Je mets du désinfectant pour les mains. Je croise un vieil homme. Nous nous saluons, sachant très bien que nous ne sommes pas ici pour un accouchement ou une opération réussie. Je me rends au troisième étage, à la chambre 319. La porte est fermée, mon père est assis en tailleur devant. Je ne pose pas de questions, il s’est remis à la méditation. Le médecin, l’infirmier et une préposée sortent de la chambre. Je les fixe, j’espère qu’ils voient dans mes yeux cernés que je tiens à elle. Ma nuque m’irrite. J’entre, je lui donne un baiser sur son front tiède, elle sourit, moi aussi.
—Salut, princesse!
—Qu’est-ce qui se passe?
—Assieds-toi.
—O.K.
—C’est mon rein, mes intestins, ils savent pas trop.
Je sors mon livre obligatoire, Le Comte de Monte-Cristo. Elle roule des yeux, elle l’a déjà lu, elle l’haït autant que moi. Le médecin passe dans le corridor, je lui lance le livre au visage. Code blanc.
23H01, MAISON
J’écoute le dernier album de Frank Ocean. J’étale Le Comte de Monte-Cristo sur la planche de bois. Je coupe lentement les pages. Je les dépose dans l’eau bouillante. Je râpe la couverture noire, le visage disgracieux de Dantès. Je dépose les pages bouillantes et les parcelles de visage dans une grande assiette. J’écrase des Goldfish au gâteau de fête au-dessus du plat. Je fais frire la quatrième de couverture et j’enfourne le tout.
00H03, HÔPITAL
Ma mère est malade. Le médecin avec un pansement sur le front entre dans sa chambre.
—Vos organes sont laqués, madame.
Laqués? Je cherche la définition sur Google; il y en a plusieurs, mais aucune ne me rassure: «matière résineuse d’un rouge brun extraite d’arbres d’Extrême-Orient» ou «Vernis chimique». Celle qui me convient le plus est: «Objet d’art en laque». Maman, tu es une œuvre. Tes organes pourraient être exposés au Louvre.
—As-tu fini ton livre?
—Non, je l’ai mangé.
—Coucoune.
Charbonneau-Demers, Mélodie. 2018. La Comtesse des métastases. Publication en ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/publication/la-comtesse-des-metastases