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Cahier référent

Je sais plus jusqu’à quel âge, mais pendant longtemps, je croyais que j’étais la dernière petite fille sur Terre et que mes parents, mon frère et mes voisin•e•s étaient en réalité des robots, comme le reste du monde. 

*

Je me rappelle d’un rêve où ma mère n’avait plus de corps. Déposée près du lavabo, il y avait sa tête complètement dégarnie: elle n’avait plus de cheveux, et son crâne ne reflétait aucune lumière. En y repensant, je crois bien que ce cauchemar est probablement ce qui ressemble le plus à mon premier véritable souvenir. Près de ma mère –de sa tête–, il y avait aussi un skateboard et deux petites plantes, pour je ne sais quelle raison. Personne dans ma famille ne faisait de skate.

Les lèvres de ma mère se mirent à bouger et à chuchoter: «Ma fille, tu dois t’enfuir. Renverse l’eau sous tes pieds.» En sursautant, j’ai hurlé si fort que sa tête a pris peur, puis, à l’aide de ses nerfs et de son cou, ma mère a enfourché le skateboard et n’est jamais revenue. 

*

Si je voulais regarder Le Roi Lion II en mangeant des pâtes au beurre dans le salon, je devais montrer ma vulve à ma gardienne Pascale.  

*

Dans le salon de notre appartement à ville d’Anjou –un minuscule 4 ½ pour une famille de trois–, il y avait un espace vide et mince entre la télévision et le meuble à DVDs. J’étais fascinée par cette fente pour aucune raison, sinon peut-être cette envie de m’y coincer pour de bon. Ma mère écoutait Les Feux de l’amour lorsqu’elle était enceinte de mon frère puisque ça lui permettait de décrocher, qu’elle disait. De décrocher de moi, maintenant que j’y pense. Je me souviens qu’à un moment, en relevant ma tête vers son visage, j’ai eu la pensée qu’un jour elle serait morte. Que je ne pourrais plus jamais la regarder vivre près de moi et qu’elle serait probablement difficile à retrouver. Je devais avoir trois ans, techniquement. 

Ma mère fumait beaucoup. Elle avalait la fumée de sa cigarette par ses narines, et recrachait derrière elle une dentelle froide et dégueulasse. Mes yeux me piquaient, mais je ne voulais pas les cligner; je ne voulais pas arrêter de la regarder, il allait me manquer du temps, bientôt d’air.

—Maman, la première de nous deux qui devient un fantôme attend l’autre dans ce coin-là, OK?  
—D’accord, ma puce. 

*

J’avais peur chaque fois que je devais prendre un bain. Je m’étais convaincue que mon corps pouvait facilement se faire aspirer par le minuscule tourbillon qui se formait quand ma mère retirait le bouchon du drain. J’avais besoin de savoir d’où venait (et surtout où s’en allait) toute cette eau: je comprenais déjà le danger de ne pas connaître l’origine des choses. L’hypothèse de mon père était que l’eau revenait chaque jour, qu’elle attendait simplement que je rentre dans le bain afin de sortir pour m’aider à me laver comme il faut. Ma mère disait que l’eau se déversait dans les égouts pour ensuite, elle aussi, aller se faire laver, afin de revenir propre propre propre. Mais qu’effectivement, oui, c’était toujours la même eau (depuis toujours) qui se promenait un peu partout dans le monde, surtout grâce à la pluie. «Est-ce que ça veut dire qu’on boit la même eau que les dinosaures?» 

Pour que je cesse mes crises de nerfs chaque fois que sonnait l’heure du bain, ma mère avait un jour pris mon poignet et avait essayé (sans succès) de faire passer ma main dans le trou monstrueux: «Tu vois, t’es ben trop grosse pour passer là-dedans, c’est impossible!» 

*

Toujours à Anjou. L’appartement était tapissé de cadres, de vieilles peintures à l’huile et de photographies qu’on avait pris le temps de faire laminer (moi avec un maquillage de tigre très coloré; moi au zoo de Granby, près d’une lionne taxidermisée; ma mère et mon père à leur mariage; Chopin, notre chat; mes grands-parents paternels). Mon père, un matin, était dans le bureau en train de jouer à Démineur à l’ordinateur en fumant cigarette après cigarette et en s’enfilant des Budweiser. Je l’entendais sacrer de temps en temps, mais ce n’était pas après moi. C’était après son jeu.

C’est en voyant le lit défait de mes parents que j’ai eu l’idée (très originale, je sais) de me construire une cabane faite de couvertures et d’oreillers. À l’aide des draps, du divan trois places, du fauteuil et des chaises que je pouvais ramener de la cuisine, je serais sûrement capable de me créer une sorte de forteresse juste à moi. 

Je pourrais même aller décrocher le plus gros cadre dans le couloir pour créer une sorte d’extension à ma cabane –une seconde pièce, peut-être même une troisième! Ça ferait des murs solides. 

Mais chaque cadre cachait un trou d’environ la taille d’un poing. D’instinct, je savais qu’il fallait en trouver un qui ne cachait rien; qui ne camouflait aucun emportement, aucune violence. Je sentais au plus profond de ma peur que je risquais une punition si je continuais de jouer avec les cadres. Puis mon père fit claquer la porte du réfrigérateur, une bière à la main. Mon cœur se serra.

—Qu’est-ce que tu fais là?
— …
—C’est quoi que tu caches derrière ton dos? 

Il déposa sa bière, s’avança vers moi

—Arrête de niaiser, montre-moi ce que tu caches derrière ton dos!

Il serrait les poings, je ne pouvais plus reculer.

*

À l’école, je voulais toujours me battre. C’est parce que les autres filles ne voulaient jamais jouer avec moi, car je n’étais pas une «vraie» fille et les garçons ne voulaient pas de moi, car je n’étais pas un garçon, alors je les frappais en ne comprenant pas d’où venait toute cette colère. Je voulais tellement leur attention, être leur amie, qu’iels m’aiment.  

*

Je ne crois pas que c’était un rêve, cette fois-là. Je ne pouvais plus bouger, mais tous mes membres étaient en alerte: mes jouets se recroquevillaient sur eux-mêmes, comme s’ils allaient bientôt bondir dans le lit avec moi. J’étais terrifiée, mais je ne pouvais pas crier. Je remarquais les pales du ventilateur en haut de ma tête qui faisait danser ses ombres sans même bouger. J’étais complètement paralysée. Doucement, bien trop doucement, une lourdeur commençait à s’installer au bout du lit, à s’asseoir au coin de mon pied gauche. Mais personne n’était entré dans la chambre. 

Le matin, mes draps étaient mouillés, et ma mère apprenait que la mère de sa mère venait de mourir. Je n’avais pas dormi de la nuit, je n’aimais déjà pas les fantômes. 

*

À la fin de ma cinquième année du primaire, ma professeure avait souhaité rencontrer ma mère pour discuter avec elle d’un de mes dessins. Dans notre cours d’éducation sexuelle, Mme Michèle avait demandé aux filles de dessiner un pénis selon ce qu’on savait d’un pénis, et aux garçons de dessiner une vulve selon ce qu’ils connaissaient d’une vulve. Mon dessin aurait était beaucoup trop réaliste. Le fait que j’avais pris soin de dessiner les veines et les couilles était inquiétant à mon âge. Il y avait même les poils: «Si votre fille est active sexuellement, nous pensons qu’il serait bon pour elle qu’elle songe à des moyens de se protéger.» 

À presque dix ans, je savais qu’un pénis n’était pas seulement l’assemblage d’une banane entre deux oranges le matin pour faire rire mon frère. Je n’étais pas active sexuellement, mais j’avais déjà vu le pénis de mon père quelques fois. Il y avait des poils, oui, mais aussi des veines. Et des couilles qui pendaient mollement entre ses jambes, comme un long drapeau de chair. Je me rappelle très bien du sentiment de déception, quand j’ai compris que mon clitoris ne grandirait jamais assez; qu’il allait rester petit, et bien caché sous son capuchon…

J’étais jalouse du pénis de mon père que je n’aurais jamais, alors oui, je m’en rappelais très bien. J’en rêvais. 

*

Été 2006. J’aimais beaucoup faire du vélo dans le village où j’habitais, à Ste-Clothilde de Horton. Je finissais systématiquement dans la cour arrière de mon école primaire qui était le point de rencontre officiel des jeunes. Souvent, des amis s’y trouvaient, mais ça arrivait parfois que non. Un soir, après le souper, je suis allée faire un tour derrière l’école. Il y avait trois ou quatre gars près des modules, je ne m’en souviens plus trop, mais ils étaient pas mal plus vieux que moi, ça, c’est certain. Peut-être dix-neuf ans. Moi, je trouvais ça assez impressionnant et intimidant lorsqu’il y avait des plus vieux au parc et qu’ils buvaient des Budweiser. Je reconnaissais la marque, puisque c’était la même sorte que mon père, celle avec l’étiquette rouge. 

 Les gars me lançaient des regards. Je n’osais pas trop me rapprocher d’eux, je faisais des huit avec mon vélo. 

—T’es ben cute, viens-tu nous voir? 

Alors là, j’étais vraiment contente. Je suis allée les rejoindre sans trop me poser de questions, sinon de quoi j’avais l’air. C’est celui qui avait l’air d’être le plus vieux qui me demanda en premier si je voulais boire une Bud avec eux. Il avait l’air un peu saoul, mais moins que ses amis. Alors j’ai dit oui pour la bière, pourquoi pas. Le gars m’avait expliqué que si je voulais boire avec eux, on allait devoir se cacher dans le tuyau. J’étais trop jeune pour boire, je trouvais ça logique qu’on doive se cacher. 

Le tuyau était une sorte de long tunnel en plastique orange fluo, qui reliait les deux plus grosses installations du parc entre elles. Ce module-là avait connu plusieurs premiers frenchs baveux pendant les récréations et était décoré d’une couple de graffitis (majoritairement des insultes) tracés au marqueur permanent: Marianne + Kévin;  Jérémie sent les vieilles couilles; 819-850-0871 si tu veux te faire sucer pas cher; Amélie Gauthier porte des g-string, je t’aime David! 22/04/2004; Marie-Michèle est CONNE; Fuck the school, etc.  

On se cachait là-dedans pour se découvrir la bouche avant que la cloche sonne ou pour se venger en cachette. On était des enfants.

Je me souviens qu’il portait une casquette de la marque Volcom –j’adorais leur logo. En tout cas. Le gars avec la casquette s’était assis au centre du tuyau avec moi, pendant que ses deux amis bouchaient les deux extrémités du module. Je me rappelle m’être dit que ma jupe était sûrement relevée pis qu’on voyait probablement mes culottes. J’étais gênée. Casquette termina rapidement sa bière, sans jamais m’offrir celle qu’il m’avait pourtant promise. Je n’osais pas trop lui demander. Je me disais que bon, je devrais peut-être sortir d’ici, que je n’avais pas vraiment rapport, ici, avec eux. Celui qui était le plus près de moi pointa mes sous-vêtements en riant. Sur le coup, je n’avais pas peur, mais j’étais mal à l’aise. Jusqu’au moment où une bière tiède se mit à effleurer mon entrejambe. 

J'ai commencé à trembler. On me demande: «Penses-tu que ça rentrerait dans ta plotte?» 

Ils sont morts de rire. Je veux sortir du tuyau. La panique. J’entends: «Dude, t’as juste à checker! Hahaha!» 

Oui, ça rentre, et arrivée chez moi, ma culotte était trempée. J’avais mouillé. 

*

J’avais tellement hâte d’être menstruée. J’avais hâte d’être une femme, une vraie. J’avais hâte de pouvoir dire à mes amies que je devais aller aux toilettes me mettre un Kotex. Ça devait faire plus d’un an que je traînais une serviette hygiénique dans ma sacoche dans l’espoir de bientôt pouvoir l’utiliser. C’est en camping (avec mon père) que le fameux moment arriva (dans une toilette chimique bleue), et bien sûr, sans sac à main. 

J’ai dû regarder ma culotte sous tous ses angles pendant une bonne dizaine de minutes cette journée-là, formant entre mes doigts des filets foncés et gélatineux: c’était du sang que je ne reconnaissais pas; du sang qui ne semblait même pas m’appartenir. Je pense même que j’y ai goûté. 

En sortant de la toilette, j’ai couru rejoindre ma belle-mère: «JE SUIS MENSTRUÉEEE! MANON! REGARDE!!!!!!» Je pense qu’elle comprenait quelque part mon excitation, mais son sourire en coin trahissait ce qu’elle pensait: «Je t’avertis, Marie, c’est la seule fois de ta vie que tu vas être heureuse d’avoir tes règles.»

Elle me donna un Kotex –Saint Graal de ma nouvelle vie de femme– tout en me montra comment bien déplier les ailes de la serviette avant de la coller tout au fond du sous-vêtement pour être confortable. 

J’étais enfin prête. 

On allait ensuite à la piscine et ma belle-mère m’avait bien assuré que serviette ou non, ça ne changeait rien à la baignade: qu’il n’y avait aucun risque de créer un bain de sang puisque les menstruations ne peuvent pas sortir dans l’eau. Je n’avais donc pas à m’inquiéter, même si je ne comprenais pas du tout pourquoi. C’était comme ça. 

Manon n’avait pas pensé au fait que le gel qu’on utilise dans la plupart des serviettes se transforme en milliers de petites billes qui gonflent de manière assez hallucinante au moment où elles entrent en contact avec de l’eau –ou tout autre fluide, je suppose. 

J’ai dû sortir de la piscine, gluante de honte. Et plus tard, je ne pouvais même pas retourner me baigner, puisque mon père avait peur que je me fasse dévierger par un tampon. 

*

Ma première et ma deuxième année du secondaire n’existent plus dans ma mémoire. Je me rappelle seulement des cours d’arts plastiques. Sinon, plus rien. J’ai eu une grosse commotion cérébrale, c’est peut-être pour ça. Mais je n’ai plus aucun souvenir de la fin de ma treizième année ni de ma quatorzième, pas plus que le début de la quinzième. Et je patauge maintenant dans une lucidité qui ne m’apaise pas, en m’accrochant à des souvenirs qui percent mes poumons. 

Pour citer

Racine, Marie-Hélène. 2019. 3-13. Matières à inquiétude. Cahier virtuel. Numéro 6. En ligne sur le site Quartier Fhttp://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/3-13

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