Brèche de séparation

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Cahier référent

Création inspirée de l'oeuvre de Lucio Fontana: Concetto spaziale 60-O.45

Brèche de séparation: étroite zone de séparation entre la banquise et une banquise côtière où les morceaux de glace sont dans un état chaotique; elle se forme quand la banquise subit un cisaillement le long de la ligne de démarcation de la banquise côtière sous l’effet d’un vent ou d’un courant fort.
Environnement Canada, Glossaire des glaces

1.
l’homme qui fuit connait le Nord 
pied marin comme personne
roche poitrine
à coups de hache
la femme qui avance tente de trouver un chemin
vers ce qui palpite
forêt cœur glace
la ligne de ses os se recouvre de blanc

2.
poings fermés l’homme qui fuit emporte
le courant
ce qui grésille
chimie
entre elle et lui
entre ses phalanges
il cisaille un fil de fer dans sa bouche

je perds l’équilibre
dans ton silence
je vire
folle

vacille, pauvre folle

3.
l’homme qui fuit part
sans prendre dans ses bras
la femme qui avance
sur un lac gelé

4.
cette fois je tourne à perdre tête
métal dans l’axe vertical
froideur
girouette
me taire
fendre l’air jusqu’à la gerçure
je cache mes morceaux
mon visage
avec des roches préparer la noyade

comment me calfeutrer
réparer les ébréchures
je recolle la porcelaine des icebergs
ma peau
se fissure aux jointures
la cassure brûle

frissonne, pauvre folle
je n’ai pas de chaleur à t’offrir

5.
affamée femme froide
à volonté je picore pluie
cailloux à fendre canines
vents contraires
des oiseaux plein nos phrases criaillent
et pourtant tu pars sans me dire
comment naviguer
ce détroit de détresse
dans lequel tu me déposes
me déboussoles
me pries
de t’oublier

6.
tu caches dans ma paume
le jour de ton départ
cerveau de mousse
je malaxe matière
à fictions
ne pas savoir retenir
regarde-moi bien: aucune trace de mes frémissements
ne pas pleurer dans le demi-tour
je suis une femme qui avance
sur des glaces minces

7.
ton silence est ton arme de désarmé
je mords hippocampe
tu n’as plus rien à me dire
mes dents claquent
ce bruit de lac l’entends-tu?
mots sur le bout de la langue
quand j’avance
mes lèvres dans le gris
de ta barbe je me cache forêt qui écorche
le point le plus hostile de ta joue
je le connais comme si c’était ma propre peau

8.
je glisse je ne saurai pas
ne pas glisser
perdre pied à l’horizon
je lève les yeux
je cherche
le jour perce des nuages de béton
comment t’atteindre
je frappe le ciment
mes os fendent
j’accroche à chacun de mes cils ce que j’ai de plus léger
la main comme une lame
ne tremble pas
l’enclume sous les paupières gagne du terrain
au ciel tes trajectoires m’épuisent
me soulèvent m’ouvrent
bord en bord
dépecée
offrande hors proportions
les sutures ne saignent pas
et l’homme qui me fuit ne voit rien

9.
l’homme qui fuit connait le Sud
pied marin comme personne
Cap Horn comme si de rien n’était
de chavirer tu sembles n’avoir jamais peur
tu avances comme je recule
Terre de Feu
tango tu fuis tu reviens
du bout du monde
je ne sais plus
je suis ailleurs
vois, mes ongles sont rongés
fissures après fissures
je m’abîme la peau
mes chevilles craquent
ton souvenir bleuit
cette fois tu ne reviendras pas
je sais que tu ne comprends pas
ne veux pas
comprendre que
je t’attends

10.
frasil dans le corps
aiguilles en suspension dans le crâne
milieu de lac tu n’ouvriras pas les bras
ne baisseras pas ta garde
fissure
eau noire
jour en plein iris
aveugle j’avance
fumée poitrine tête j’aspire champ de lac gelé
peu m’importe de me perdre de couler de glisser
j’échoue
je ne sais poser semelle
sur surface traître
rompre les os
craquer la glace
couper la langue
couper les ponts
j’ai besoin de silence
et sans crier gare
tu coules tes propres navires

Pour citer

Perreault, Annie. 2018. Brèche de séparation. Détruire la peinture. Cahier virtuel. Numéro 1. En ligne sur le site Quartier F
http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/breche-de-separation

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