Création inspirée de l'oeuvre de Lucio Fontana: Concetto spaziale 60-O.45
Ce sont tes glaces qui se brisent à chaque nœud. La cabine est froide, tu n'y sortiras que de nuit, pendant le sommeil de l'équipage. Quelle différence entre le ciel et le large? Les jours polaires t'empêchent de coucher des contrastes sur le blanc des icebergs figés, la mer, le ciel. Tu sais que cela est un mensonge, que tout n'est pas qu'immaculé. La fuite s'exergue à ta présence et ajoute des regards à ceux pour ton corps de femme.
On t'interpelle sur le pont pour te tendre un thermos. Tu te fais discrète, ta présence intrigue plus que dérange. C'est une ponce, tu le remercies et t'éloignes vers l'arrière du bateau, t'assurer du chemin parcouru dans la banquise. Le sillon t'obsède. Penchée sur la rambarde, tu sais la température de l'eau. La mer noire, libérée; seul mouvement qui rappelle la vie, la fin. Les matelots n'auraient qu'une minute pour te sauver, cela te laisse beaucoup de chance.
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Clara mange un popsicle au chocolat. Tu parles trop, le tien fond entre tes doigts et tu abandonnes le combat de la chaleur sur la crème glacée. Clara s'en occupe, prend tes doigts et les met dans sa bouche. Léchant consciencieusement, bien plus qu'il n'en faut, remontant sur tes poignets, tes épaules, ton cou puis ta bouche. Une odeur de crème solaire et de sueur te parvient. Clara se lève, du sable est resté collé à ses cuisses et ses fesses. Elle se dirige vers la mer pour s'y baigner une énième fois. Tu attends de la voir disparaitre dans les vagues pour t'étendre sur la serviette, un livre à la main.
On va faire un tour? Il y a des saltimbanques là-bas, dit Clara, te réveillant d'une sieste qui t'avait emportée par surprise. Elle a un drôle d'air, tu ne lui poses pas de questions, tu connais son mutisme. Elle finira par te le dire. Ses cheveux mouillés remontés sur le dessus de sa tête dégagent sa nuque déjà perlée de sueur. Les cracheurs de feu sur échasses ajoutent aux brulants du soleil de Provincetown. Un petit groupe s'agglomère autour de vous pour profiter du spectacle. Il y a trop de monde, tu t'éloignes un peu et t'assois sur les marches d'une église. Clara sort de la foule, anxieuse, te cherche du regard. T'étais où, dis-moi-le quand tu t'en vas, te lance-t-elle, je m'inquiétais, y'avait plein de monde pis j’te trouvais pas. Ben voyons Clara, j'étais juste à 100 mètres de toi, capote pas. Qu'est-ce que t'as coudonc? J'ai rien, je voulais juste... Son visage tombe, laissant la phrase en suspens, son regard fixe quelque chose au-dessus de ton épaule, tu viens pour te retourner, mais elle recommence à parler, trop rapidement, te prend la main. Allez viens, on rentre, j'ai chaud. Dos à elle, tu te retournes et vois un homme s'éloigner d'où tu étais assise.
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Il manque de ciel à crever. La lumière constante du jour te fatigue, tu voudrais l'éteindre et disparaitre. Ton corps toujours à la vue te dérange. Tu aimes le calme de la nuit et les ombres qui avertissent son arrivée. Le brise-glace avance tranquillement. Au loin, pour la première fois depuis plusieurs jours, quelque chose altère le paysage. Rouge. La blancheur de l'éclat a maintenant la couleur du sang. Ce sont les chasseurs qui sont passés par là, seules restent les traces d'anémie dans la neige. Clara.
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Clara aime faire la sieste en après-midi sur le bord de la mer. Elle trouve une pierre assez grande et réchauffée par le soleil, se déshabille, se baigne et nue, s'endort. Chaque jour, la même routine pendant que toi tu lis. Assise sur le balcon de l'hôtel, tu attends de la voir apparaitre au bout de la rue avec sa robe bleue et son chapeau de paille; impressionnisme sans tournesols. Clara serait belle à peindre. Tu regardes le coucher du soleil teinter de rouge les nuages, tu regardes ta montre. Il est tard, où est Clara?
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Tu te cognes, te frappes, te punis, le poing levé que tu abaisses sur tes cuisses te soulage. La douleur te rapproche de Clara. Dans ton trousseau de pharmacie, la lame de rasoir que tu as demandée à l'homme qui nettoie le pont la nuit te permettra de châtier tes remords. Aussi facilement que si tu étais faite de glaise. Sur tes avant-bras, tu fais des trous dans ta peau et scarifies des lignes perpendiculaires, comme ceux sur les seins de Clara retrouvée.
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Le rouge est un mauvais présage. Tu aurais dû te méfier. La promenade du bord de mer est déserte, le sable brulant. La chaleur t'oppresse, mais ne t'empêche pas de presser le pas de panique. Où est Clara? Enfin, les rochers percent tes yeux à l'angle de la plage, là où Clara a l'habitude de somnoler. Tu accélères et cours maintenant. Ce que tu vois d'abord, ce sont ses vêtements pliés sur une pierre. Déjà, cette robe attache des fils invisibles à ce matin, hier et les jours à venir, déjà le rouge présageait le pire. Tu le ressens à l'absence qui te pèse. Quelque chose a chassé l'image de Clara, une ligne perdue d’horizon.
Le corps de Clara est plus loin, sur le sable. Tu avances sans savoir si tu pleures ou tu cries. La marée remonte et fait vaguer son corps. L'eau déjà commence à nettoyer le sang sur la plage. La tête et le visage de Clara, tu les prends et les déposes sur tes genoux. Avec les vagues, tu laves le sable et le sang dans ses cheveux, des marques entaillent la peau lisse de Clara. Un à un, tu enlèves tes vêtements que tu déposes aux côtés des siens, prends et portes le corps de Clara jusqu'à la mer où tu t'enfonces avec elle.
Demers Pinard, Éloïse. 2018. Concetto mutilare. Quelqu'un d'autre. Cahier virtuel. Numéro 1. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/concetto-mutilare