Déchirures

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Cahier référent

Création inspirée de l'oeuvre de Lucio Fontana: Concetto spaziale 60-O.45

Éléonore s’était arrêtée devant la toile. La première fois, elle ne l’avait pas remarquée. Elle avait tourné longtemps dans le musée ; avait fait deux fois le tour de cet étage en longeant les fenêtres. On voyait bien la ville du cinquième. Elle se sentait lourde et gauche. Ses vêtements étaient trempés, ils lui collaient au corps et la ralentissaient dans ses mouvements. Il y avait de ces matins, comme celui-là, où Éléonore ne se réveillait jamais vraiment. 

Il avait cessé de pleuvoir le temps qu’elle tourne en rond. Le ciel s’était vidé de tout nuage et le soleil s’était montré, éclatant. Ses rayons puissants se reflétaient sur les toits de tôle des immeubles autour, aveuglant Éléonore. Les muscles de son visage étaient contractés: ses sourcils, froncés; ses mâchoires et ses dents, crispées. Quand elle ouvrait la bouche, une odeur rance, de renfermé s’en échappait, si bien qu’elle la refermait aussitôt. Elle n’avait pas de menthe ni de gomme, ni l’envie de sortir en acheter. Plusieurs fois, elle avait emprunté le grand escalier en verre, s’était promenée dans le bâtiment, d’un étage à l’autre, comme un ver creuse ses galeries souterraines. 

Elle regardait l’œuvre et voyait sa peau, sentait l’épaisseur de sa peau, grise, parcourue de rides et de vergetures. Les longues traces rougeâtres rayaient son ventre et ses seins, encore, même si les enfants qu’elle avait portés, neuf mois durant, n’étaient plus vivants quand ils sont nés. C’était à cause du soleil, les rides. Même s’il n’arrivait plus à hâler sa peau, verte, il avait réussi à creuser ses tranchées aux coins des yeux d’Éléonore, au milieu de son front, autour de sa bouche, avant que la tristesse et la fatigue ne ravinent complètement son visage. Le soleil, durant tous ces étés à cueillir des fruits dans les champs, à travailler sur des fermes, la poussière et le foin accumulés au fond des stalles avaient asséché sa peau, l’avaient tailladée. La toile aussi, une sculpture, était entaillée; avait été criblée de coups, poignardée; et les perforations et les replis sur la peau et dans le ventre d’Éléonore formaient dans son regard, maintenant, une sorte de bouillonnement. 

Exilée, de l’autre côté d’un océan, elle avait d’abord pensé à ceux qui l’avaient quittée, puis à ceux qu’elle avait quittés. Elle avait pensé à toutes les fois où, avec sa mère et ses deux sœurs, elles étaient allées au bord de cet océan qui les sépare maintenant. Elles y allaient depuis toujours: Madeleine –assez vieille pour se le rappeler– lui avait même dit qu’ils y allaient aussi avant, quand ils étaient encore une famille. De ces fois-là, Éléonore ne gardait aucun souvenir, et les fois dont elle se souvenait lui semblaient compressées. Tous les étés en un seul; le homard qu’elles mangeaient près du quai de roches qui s’avançait dans la mer, toujours le même. Un seul souvenir informe.

Éléonore se tenait devant la toile, comme si elle avait été un oiseau volant contre le vent, immobile au-dessus de la mer. Elle planait, captivée, regardait l’écume se former et disparaître sur la grève. Les rigoles, les trous se creuser dans le sable mouillé quand l’eau se retire. Éléonore se prit à penser qu’un jour ils s’étaient tenu tous les cinq, petites entailles sur la plage, droits devant le tumulte de l’eau, des vagues, et qu’elle les survolait à présent, la tête pleine de ses enfants que son ventre avait vu mourir.

La veille, Éléonore apprenait la mort d’Anne, une philosophe qui portait le même nom que sa cousine, s’était-elle dit, celui de sainte Anne, aussi. Elle avait lu deux de ses livres: un sur le sacrifice, l’autre sur le risque. Anne est morte en sauvant des enfants de la noyade. Anne est morte; les enfants sont vivants. Au niveau des yeux d’Éléonore s’étendait, horizontale sur la toile, une large fente. La lame avait dû elle-même être large; ou le coup, violent; le couteau, enfoncé profondément à travers le tissu tendu jusqu’à la base du manche. La blessure mortelle, certainement, s’était dit Éléonore. Le coup qui avait causé la mort, s’était-elle encore dit en pensant à Anne. 

Elle ne pouvait plus détourner ses yeux de l’entaille –sa propre blessure–, du noir qui prenait toute la place entre les replis bordant le trou: la matière avait été relevée par le mouvement brusque qui avait arraché l’arme à la plaie. Son corps s’approchait à mesure que sa curiosité grandissait. Qu’est-ce qui se cachait sous la blessure? Qu’est-ce qui se cachait au-delà de la matière et de l’action, des cadavres et des coups qui leur ont été fatals? Qu’est-ce qui se cachait au-delà de la mort? Il y avait longtemps qu’Éléonore avait besoin de savoir. Elle avait pensé qu’elle ne saurait jamais. Mais cette philosophe était morte, et Éléonore s’était retrouvée dans ce musée, ses vêtements trempés sur son corps à quelques centimètres de l’objet; et elle s’était dit que, peut-être, elle pourrait savoir.

En approchant son index de la plaie, elle s’était dit qu’elle le pouvait, et elle l’avait touchée –froide, humide, même. Elle avait glissé son doigt sur les bords irréguliers du trou, puis l’avait introduit doucement dedans. Le bout seulement d’abord, puis jusqu’à ce que le doigt disparaisse complètement, et que les contours du trou épousent les contours du doigt. Il n’y avait rien en dessous. Rien qui puisse se toucher, avait-elle pensé. Éléonore avait alors forcé son doigt sur la toile pour agrandir le trou, pour qu’apparaisse enfin ce qu’elle cherchait depuis si longtemps. Depuis que son ventre s’était déchiré comme la toile se déchirait maintenant entre ses mains.

Quand il n’est plus resté que des lambeaux, Éléonore s’est arrêtée, haletante. Rien ne se trouvait derrière, qu’un espace vide entre le châssis et le mur. Pas de sang, d’eau salée, pas de réponse non plus, ne sortait de la plaie béante. Éléonore est restée là: elle fixait le vide, ne sentait rien. Que son souffle qui, avec l’effort, s’était accéléré, avait été projeté et flottait, amer, autour de sa tête.

Pour citer

Sirois, Marie. 2018. Déchirures. Détruire la peinture. Cahier virtuel. Numéro 1. En ligne sur le site Quartier Fhttp://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/dechirures

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