Démarche
Pour ce projet de réécriture, nous voulions nous concentrer sur des enjeux environnementaux qui ne touchent pas nécessairement notre quotidien de Montréalaises, mais qui touchent tout de même nos imaginaires: la coupe forestière en région éloignée, une immense rivière presque intouchée, la «sauvageté» d’un lieu, etc. Nous nous sommes donc intéressées au Comité de sauvegarde de la rivière Péribonka. Les objectifs fondateurs du comité sont de faire classer la zone de la rivière Péribonka comme «aire protégée» par le gouvernement, de lutter contre les projets de coupes forestières et contre tout projet qui pourrait porter atteinte à la faune ou à la flore de la rivière et des abords de celle-ci. Le comité vise aussi à faire de la rivière Péribonka et de ses abords un espace de tourisme durable qui participerait à une diversification économique du lieu. Ève Tremblay est la porte-parole du groupe. C’est elle que nous avons rencontrée lorsque nous sommes allées près de la rivière.
Très vite, notre travail de réécriture s’est apparenté à une démarche de «recréation», au confluent de toutes les disciplines qui pourraient croiser notre chemin. Travaillant toutes deux sur un mémoire portant sur la géopoétique, il nous semblait évident de continuer notre analyse dans cette voie. La géopoétique cherche à repenser notre manière d’être au monde, comme le souligne Kenneth White (1994). C’est ce que nous cherchions à faire en nous rendant sur place et en procédant à une exploration in situ de la région autour de la rivière Péribonka. Nous voulions ainsi éviter une simple description distante et impersonnelle d’un lieu étranger. Notre objectif était de nous engager activement avec cet environnement, d’entrer en contact avec celui-ci, de le toucher, de le sentir, de nous y immerger pour nous imprégner de son essence – et d’en ramener des morceaux, physiques, écrits et mémoriels. Notre démarche s’inscrit dans un mouvement, une mobilité, puisque, pour nous, la route était aussi importante que la destination.
Par le déplacement, nous souhaitions faire l’expérience empirique de la route, ce qui correspond à la perspective géopoétique, qui privilégie une relation spatiale de mouvement plutôt que de stabilité. Nous faisons ainsi des parallèles entre la rivière, la route et l’écriture, trois choses qui sont portées vers l’avant, qui se dirigent quelque part. C’est cette posture de mouvement qui, paradoxalement, permet de réellement s’ancrer dans un paysage. Nous nous sommes référées à plusieurs documents produits par Comité de sauvegarde de la rivière Péribonka ou portant sur ce biotope. Nous remercions vivement Mme Ève Tremblay qui les a partagés avec nous.
DÉFENSE D’UN LIEU MOUVANT
Pour son aide précieuse, merci à Ève Tremblay, porte-parole du Comité de sauvegarde de la rivière Péribonka, qui a été si généreuse de son temps, nous a fait voir la rivière et la forêt, nous a amené chez elle, et nous a parlé de sa lutte.
Lier les rivières, tisser des liens entre les eaux.
Créer des réseaux, des cartes littéraires.
Chercher les résonances.
Quelle est la valeur d’un paysage? Quelle est l’échelle de sa beauté? Comment décider de ce pour quoi on se bat, de ce qui en vaut la peine? Ce qui est beau avec la rivière Péribonka, c’est qu’elle appartient autant à la vue qu’à l’esprit, elle vit dans les imaginaires, dans les mémoires. C’est ça qui en fait une intouchable. Ou plutôt, elle ne s’y laisse pas faire. Et les êtres humains qui lui veulent du bien non plus.
Qu’est-ce qui croît dans une rivière? Qu’est-ce qui vit dans celle-ci? Son creux soutient l’eau gargouillante ou clapotante, et dedans s’enroulent nombre de petits poissons qui la remontent ou la descendent. Les yeux des citadin·es se posent plus facilement sur ces données du BAPE que sur les reflets joyeux de la Péribonka:
Dans la rivière Péribonka, 15 espèces de poissons ont été répertoriées par la FAPAQ en aval du barrage Chute- à-la-Savane, et ce nombre passe à 10 espèces en amont du barrage Chute-du-Diable.
Engins de pêche utilisés pour l’ensemble des échantillonnages réalisés dans la rivière Péribonka et ses tributaires, en 2001 et 2002
Verveux 60 cm N049 Ouverture carrée 0,6 m – longueur 2,5 m (4 cerceaux) – maille 0,5 cm – ailes 3,0 m
Relation masse-longueur des spécimens d'omble de fontaine capturés dans la rivière Péribonka et ses tributaires, au cours de l’été 2001
Masse = 6E-06 x Longueur 3,1065
R2 = 0,9918
N = 152
Si on laisse tomber ces données qui occultent le réel, on est forcément nez à nez avec des milliers d’yeux ronds, étonnés ou craintifs, qui sont bien plus brillants dans les flots qu’au milieu d’un filet. Parce que ces données ne montrent pas toujours bien qui sont ces habitant·es du cours d’eau.
Dans la rivière Péribonka, on trouve:
- la ouananiche, un genre de saumon de l’Atlantique qui n’aime pas l’eau salée, dont le nom signifie « égaré / en-dehors de son milieu » en innu-aimun. La ouananiche reste en eau douce, elle n’aime pas la mer, elle veut rester dans son grand lac et dans cette rivière sauvage qui lui laisse de l’espace. La ouananiche chasse l’éperlan arc-en-ciel, un tout petit poisson qui vit en banc, qui se laisse porter par le groupe à travers les flots de la rivière;
- le chabot tacheté qui n’a pas d’écailles, mais de grandes nageoires pectorales en éventail. Il est plein de nuances: gris, brun, noir, crème;
- le cisco de lac, qui se tient à l’embouchure de la rivière, il n’entre pas trop profondément, il ne veut pas s’éloigner de son lac, il porte bien son nom. Le cisco est menacé au Québec, comme la Péribonka, de qui il porte les couleurs: argenté, bleu, vert, noir. Son cousin, le grand corégone, porte lui aussi bien son nom: il peut grandir jusqu’à un mètre;
- l’omble de fontaine, qui n’aime pas l’eau chaude ni polluée. Les étés chauds sont difficiles pour lui, la chaleur le ralentit, elle l’alourdit. L’omble a disparu de plusieurs rivières plus au sud à cause de la chaleur, mais à Péribonka il résiste, il veut rester dans cette rivière fraîche et pure; le naseux des rapides, qui essaie de se cacher de l’omble de fontaine dans le sable et les petites roches grâce à son manteau de camouflage tacheté de noir;
- le doré jaune, qui se cache entre les roches au fond de l’eau, car il a les yeux sensibles;
- le grand brochet, immense et magnifique poisson tacheté qui peut mesurer plus d’un mètre et qui habite presque tout le Québec sauf Akulivik et le bout du nord;
- la perchaude, dont les habits sont distinctifs: aucun autre poisson au Québec ne lui ressemble. Elle ne veut pas être comme les autres, elle veut sortir du lot;
- le ouitouche, l’ennemi de l’omble de fontaine, ils se sont bien séparés la rivière: le ouitouche avant la Chute-à-la-Savane, l’omble de fontaine après la Chute-du-Diable. Au printemps, en période de ponte, le ouitouche mâle construit un grand nid, il amasse de petites roches et il les empile, il les place, il s’assure que la construction tient, que c’est bien solide;
- la queue à tache noire, qui a une grande tache noire sur la queue, elle aussi porte bien son nom;
- le meunier rouge et le meunier noir, deux cousins très semblables. Le premier aime les eaux profondes, alors que le deuxième les évite;
- la lotte, qui vit au fond de l’eau, elle est benthique, elle aime les profondeurs, mais parfois elle remonte et s’installe dans les herbes au bord de l’eau, elle prend des vacances.
- l’épinoche à cinq épines et celui à trois épines, qui se distinguent par le nombre d’épines qu’elles ont sur le dos. Ce minuscule poisson habite les bords ombragés des cours d’eau. Pour survivre, l’épinoche a besoin d’arbres qui lui font de l’ombre.
Et puis il y a tous les autres, les petits invertébrés, ceux qui se cachent dans des coquilles et les autres dans le sable, ceux à pattes et ceux sans, ceux qui marchent sur l’eau et ceux qui se tiennent tout au fond.
On compte aussi pleins de bêtes qui courent ou qui volent aux abords de la rivière: des orignaux, avec leurs bois immenses, des ours noirs qui se grattent aux troncs des arbres, des castors qui les grugent, des campagnols des rochers, qui sont menacés dans cette région, des pygargues à tête blanche qui survolent la région de haut et bien d’autres.
*
Que dire alors du plus fameux des habitants des bois? Si on tend l’oreille, on peut entendre les rumeurs: quelqu’un connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui en aurait vu. Un vrai de vrai, debout sur ses quatre pattes, le regard droit et confiant, si doux qu’on en a fait un symbole.
Caribou, grande créature en voie d’extinction, au nom toujours collé à un adjectif prédisant sa possible disparition.
Espèce: Menacée. Espèce: Vulnérable. On peut aussi lire, Espèce: Indigène.
C’est quelle famille ça, les vulnérables? Le sabot caractéristique en demi-lune nous met sur la piste d’un géant rare, comme sa forêt. Pour croiser des traces de cet emblématique cervidé, il faut réunir un ensemble de facteurs, et c’est de plus en plus dur aux abords de la Péribonka.
A - Présence de grands troncs, favorables au lichen arboricole qui nourrit nos placides vulnérables;
B - Lichen vieux de 80 ans;
C - Environnement à l’abri des coupes forestières, des activités agricoles et minières, des précipitations acides, des aménagements hydroélectriques et de l’urbanisation;
Pas étonnant que leur présence se fasse rare, de plus en plus repoussés aux confins du territoire, là où personne ne viendra les déranger. Sur le territoire qui borde le lac Saint-Jean et la rivière Péribonka, entre 6162 et 7445 caribous forestiers ont été recensés. C’est peu si on considère qu’ils étaient là bien avant n’importe quel logo de compagnie forestière. Qui de mieux pour connaître et appréhender cet immense espace? Si on lui posait la question, peut-être aurait-il de bons conseils en termes d’aménagement du territoire, des recommandations concernant la coupe rase ou les barrages hydroélectriques.
Si on n’avait pas inventé la sociologie, on croirait que c’est presque un inévitable cycle de remplacement. Les anciens sont repoussés jusqu’à disparaître, pour laisser place aux inventions des nouveaux. D’après la légende innue de la création du monde, Tshakapesh a créé le lichen arboricole, ou usnée (qui constitue l’aliment principal des caribous en hiver) à partir des cheveux de son père. Le caribou collabore aux mythes humains depuis bien plus longtemps que l’invention même du mot «vulnérable».
Pour retrouver l’animal vénérable au milieu des bois, la solution réside peut-être à faire de ces espaces des lieux d’observation, de visite, de tourisme. La protection par la concession : cédons un morceau de ce paisible territoire vital au grand cervidé pour permettre aux humains, de plus en plus nombreux, en quête d’authenticité, de nature, de profondeur, de calme, un petit bain en terre nordique.
C’est ça le grand défi que pourrait relever la rivière et son flux: faire couler la même eau, peu importe ce qu’elle traverse, la terre du caribou, une communauté autochtone, un village d’allochtone des bords de rives, une base nautique récréative ou l’un des quatre barrages hydroélectriques posés là par de grandes compagnies sans visages.
On trouve près de la rivière Péribonka, sur 1.1 kilomètre carré (ou 110 acres, ou 1 100 000 mètres carrés), un écosystème forestier exceptionnel, une forêt rare. Il s’agit d’une bétulaie, du latin betula - bouleau.
- Exceptionnel (Usito): « qui sort de la règle générale, habituelle, qui se distingue par ses qualités, ses mérites, sa valeur »
- Rare (Usito: « qui existe à peu d’exemplaires; qui se rencontre peu souvent »
Il existe près de la rivière Péribonka un endroit d’une immense valeur, parce qu’il est l’endroit le plus au nord du Québec à être comme il est. Une forêt de bouleaux jaunes, parsemée de quelques sapins baumiers et d’érables à épis. Au sol, plusieurs sortes de fougères, de la clintonie boréale et du cornouiller du Canada. Les forêts de bouleaux jaunes se trouvent normalement plus au sud-ouest du Québec, mais un microclimat favorable – une vallée entourée de falaises de 600 mètres de haut – a permis à celle de la rivière Péribonka de survivre, de rester enracinée dans ce territoire normalement trop boréal pour elles.
Comme tous les recoins sauvages, ce paysage est menacé par une frénésie de couper, de scier, d’émincer. Peut-être qu’on veut faire disparaître l’arbre qui cache la forêt, d’abord, pour mieux la voir. Bientôt, elle devient encombrante elle aussi, alors la frénésie reprend, puisqu’on veut voir le ciel. Et soudain, quand le vert est remplacé par le gris, le bleu par le gris, le brun par le gris, que la rivière et sa rive ne font plus qu’un, alors on se dit que ça serait bien joli d’y remettre quelques arbres.
Le territoire autour de la Péribonka échappe encore pour l’instant à la frénésie. Sa grandeur, sa noblesse le défend. On n’a pas envie de l’attaquer, car il n’a jamais encore été affaibli. Il pourrait savoir se défendre. Alors on le prend en traitre, à rebrousse-arbre. Un bosquet à la fois. C’est d’abord un baumier, qui perdait ses épines, puis un vieux bouleau jaune. La forêt rare est alors de plus en plus rare.
Dans cette forêt exceptionnelle, on trouvait un arbre exceptionnel: le Gros Bouleau, 300 ou 400 ans en 2020, le plus vieux bouleau jaune d’Amérique du Nord (et le plus gros du Québec).
24 mètres de haut.
5,43 mètres de diamètre.
Mort en 2021.
Sur sa pierre tombale, on lirait:
«Mort par soif de profit. Mort par coupe forestière illégale. Mort parce qu’on n’a pas respecté sa majesté et son importance pour l’écosystème».
Déjà il y a des siècles, le grand bouleau jaune était vieux. Il a été abreuvé par la rivière et par la sève de tous les autres arbres qui lui auront fait un écran pour le protéger. Ni le froid, ni le feu, ni la maladie n’en sont venus à bout. Il aura fallu qu’une compagnie, des paroles et des signatures, des poignées de mains et des bras humains veuillent lui faire de l’ombre.
https://mffp.gouv.qc.ca/documents/forets/connaissances/ecosystemes-riviere-peribonka.pdf Le langage du lien URL: une unité linguistique où aucune conjonction de coordination, aucun pronom, aucun verbe, ne viennent altérer l’union des mots qui composent la lutte: documents, forêts, connaissances, écosystèmes, rivière, Péribonka. Ces quelques mots, rassemblés sommairement, dans un souci de clarté et d’efficacité, pourraient à eux seuls être un bon résumé de ce qui nous a menés jusque-là.
«Péribonka» veut dire «qui creuse dans le sable» en innu;
«Pekuakami», le nom innu du Lac-Saint-Jean, veut dire «lac peu profond» en nehlueun, le dialecte ilnu de Mashteuiatsh;
«Shetakamau», le nom innu du lac Tchitogama, qui se sépare de la rivière Péribonka, veut dire «lac étroit situé entre deux crans»;
«Unîstâkan Shâkîkan», le nom innu du lac Péribonka, que croise la rivière Péribonka, signifie «on se lève avec une charge de portage sur le dos»;
«Manitu Paushtuk Shipi», le nom innu de la rivière au Serpent, un embranchement de la rivière Péribonka, veut dire «rivière rapide du serpent».
Les cartes du lac Saint-Jean permettent d’illustrer les effets des activités humaines sur le paysage et le territoire. Si l’on superpose ensemble la carte du lac Saint-Jean de 1731 (dessinée par le cartographe et missionnaire Pierre-Michel Laure) et celle de 2024 (prise de l’espace par les satellites de Google), on constate de nombreuses choses:
- Les cartographes de 1731 étaient beaucoup moins précis que les satellites de Google;
- Le lac Saint-Jean était beaucoup plus petit en superficie qu’aujourd’hui, et, malgré qu’on ne le voie pas sur ces cartes, beaucoup moins profond (d’où son nom de Pekuakami, «lac peu profond»). Malgré l’imprécision des cartographes de l’époque, on constate que certaines rivières qui venaient normalement se jeter dans d’autres rivières qui elles se jetaient dans le lac se jettent aujourd’hui directement dans le lac (comme c’est le cas de la rivière aux Iroquois). Les nombreux barrages qui parsèment les rivières Péribonka et Saguenay ont fait monter les eaux du lac, ce qui a changé de sa forme: l’eau est 5 mètres plus haute en 2024 qu’en 1731. Un quart de la superficie du lac aujourd’hui mesure moins de 3 mètres, et 40% moins de 6 mètres. C’est dire que Pekuakami était un bon nom en 1731: 40% du lac n’avait qu’un mètre de profondeur et le quart n’existait tout simplement pas;
- La carte de 1731 montre les noms de chaque cours d’eau, aussi minuscules soient-ils, alors que sur Google Maps, même en zoomant on n’arrive pas toujours à trouver le nom des rivières, et de nombreux ruisseaux ne sont même pas cartographiés. On trouve énormément de noms autochtones sur la carte de 1731 qui ont disparu aujourd’hui: Kichékoupiteno, Rigouaskouéiau, Kouspahigenich, Ouiatchitchioüachi, Ouessékbau, Périboakachich.
On reconnaît Métabetchouane, Ouitchouan (de Ouiarchionane), le lac Tchitogama (de Tchétogama, le nom provenant des jésuites qui, entendant les Innus appeler ce lac « Shatakamau », ce sont dit: « Ça sonne comme Tchétogama ») et puis on devine Péribonka derrière Periboaka.
Les noms sont porteurs de sens, ils informent la pratique des lieux. Les Premières Nations utilisaient la rivière Péribonka, ses affluents et ses confluents, depuis cinq mille ans. Le Lac était un point de rencontre important pour plusieurs nations, dont les Innus: ils y pêchaient, chassaient autour, habitaient ces abords parfois aussi. Nous avons remplacé la majorité des noms autochtones, mais pas « Péribonka ». Peut-être que la rivière, sa pratique, son aménagement, son habitation, son occupation, peuvent être les liens qui lient nos nations entre elles.
*
Réécrire le paysage
Petite mer de feuillus effeuillés
Derrière, encore et toujours, les épinettes noires sur ce qui semble l’infini
La neige déposée en petites boules sur les branches
On dirait des étoiles sur le fond noir de l’univers
La route
7934 kilomètres carrés d’épinettes et de sapins avec, au milieu, une route. Une seule, qui se sépare en deux. Des milliers de lacs cachés au loin, quelques-uns qu’on aperçoit du bord de la route. Et des arbres, des arbres à perte de vue, que les compagnies forestières peuvent couper tant que ce n’est pas trop apparent: 33%, c’est ce qu’elles peuvent abattre dans les sections visibles à partir de la route 175. (Qu’en est-il des parties qui ne sont pas visibles de la route?)
C’est de l’aménagement forestier, pas de la déforestation, dit la porte-parole du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs.
Les mots sont importants.
La platitude peut être surprenante. C’est le cas de celle que l’on expérimente au-delà du parc des Laurentides, en arrivant près de la rivière Péribonka. Après avoir parcouru pendant des heures des montagnes, des côtes, des fjords et des bosses, voici qu’il semble régner un calme serein, où l’horizon apparaît clairement dans chaque rétroviseur.
Feuillus (bouleaux jaunes, bouleaux blancs, peupliers naturels, peupliers faux-trembles, érable rouge)
Mixte à dominance de feuillus
Mixte
Mixte à dominance de résineux
Résineux (épinettes blanches, épinettes noires, pins gris, mélèzes laricins, sapins baumiers)
Les montagnes de pierre d’un côté, amas de rochers écrasés par le glacier il y a 100 000 ans. Les arbres poussent vers le ciel immense. De l’autre, des montagnes d’arbres couchés, sans branches, les cadavres de milliers d’épinettes noires entassées les unes sur les autres, attendant leur sort. On leur retirera leur écorce, on les déshabillera pour les transformer en produits.
La rencontre
-4, temps dégagé. Ressenti -15. 1,5 km de marche aller, 1,5 retour.
Nous croisons Ève avant de nous rencontrer. En nous arrêtant au dépanneur, nous nous demandons si c’est elle à la pompe à essence, en train de remplir son pick-up. Nous échangeons un regard d’interrogation, avant de nous rendre quelques mètres plus loin, à notre point de rencontre. C’est bien elle qui nous rejoint peu après, au volant de son monstre. Elle nous invite directement à monter à bord et nous dit qu’elle nous ramènera plus tard, qu’elle nous emmène voir la rivière, sa rivière. C’est à bord de l’auto que le plus gros de la discussion au sujet de la rivière a lieu. Ève a l’air d’aimer discuter, et si on ne lui pose pas de questions sur la lutte, elle s’empresse d’aborder des sujets plus personnels. Elle revient vite pourtant à ce qui l’anime et la fait vibrer depuis qu’elle a pris sa retraite: la protection de la rivière Péribonka.
Ève nous amène au bord de la rivière gelée. Quelques nuages glissent dans le bleu limpide du ciel, semblant refléter une rivière, rappel de celle cachée sous la glace. Elle nous raconte qu’après 2010, après les coupes illégales jusqu’aux racines de Gros Bouleau par des compagnies forestières, elle s’est dit que «plus jamais elles n’allaient toucher la rivière. Plus jamais.» C’est là qu’elle a commencé la lutte, avec un groupe qu’elle a réuni et qui est devenu le Comité de sauvegarde de la rivière Péribonka. Pendant douze ans, elle s’est battue à corps perdu, de toutes ses forces, pour qu’on protège cette rivière. En 2021, une aire d’environ 240 kilomètres carrés a été mise sous réserve. Victoire. Elle a battu « ses trois Goliaths » avides de bois: les MRC, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs et les compagnies forestières. Mais l’attente est longue et la lutte n’est pas terminée.
Toutes nos discussions convergent vers l’idée que peu importe la suite des évènements, la transformation du lieu en attraction touristique, l’implication d’acteurs locaux, médiatiques, politiques, les questions d’accès et de création de sentiers officiels, ou même peut-être sa propre disparition, le plus important est assuré: l’aire protégée est scellée, le bois ne peut être coupé.
Ève nous parle à plusieurs reprises de son combat contre trois Goliaths: les compagnies forestières, les préfets de la MRC, le ministre et autres cols blancs du ministère des Forêts, en nous précisant le rôle de chacun dans le jeu pour tirer la couverture à soi. Avec le comité de sauvegarde de la rivière, qu’elle a créé avec vingt autres bénévoles, ils sont David. Elle va même jusqu’à nous expliquer que lors de la victoire de l’aire protégée, elle était devenue la «femme à abattre». Les Goliaths n’auront pas eu gain de cause pourtant, puisque le comité a tenu et a fini par obtenir ce pour quoi il s’était formé en 2010, à la suite de la tragédie du Gros Bouleau jaune: la protection durable et assurée des bords de la rivière Péribonka.
Pour les amoureux de la rivière, c’est un soulagement de savoir évitée une prochaine coupe dans ces bois déjà surexploités depuis plusieurs années. L’enjeu est alors de taille: comment préparer une transition, celle de la fin de l’industrie et des compagnies forestières, celle de la fin du papier et du bois de chauffage, si on ne se relève pas les manches? Les propositions du comité visent à valoriser le territoire en l’aménageant pour les amateurs de plein air: campeurs, kayakistes et randonneurs. Pour Ève, l’écriture (ou plutôt la réécriture littéraire de leurs textes) n’est pas à négliger dans le processus, c’est un trésor parmi d’autres qui serviront à faire rayonner la beauté des sentiers sur des encarts d’informations à l’intention des randonneurs. La lutte environnementale, elle aussi, a besoin de mots.
Les rois de la montagne, quelques pins blancs qui dépassent des autres arbres au sommet de la montagne en face de nous. Majestueux arbres hauts de 30 mètres de haut qui surplombent le lac Tchitogama. On dirait qu’ils vont pousser à l’infini, rejoindre le ciel au-dessus d’eux.
*
Réécrire des documents, c’est aussi réécrire des recherches, des observations, des combats, donc des vies.
Réécrire la rivière, c’est parcourir quelques kilomètres à ses côtés et voir à quel point elle est vieille et jeune à la fois. Sous la couche glacée où nous mettons nos pieds, on peut entendre le glouglou incessant de l’eau qui coule. Cette eau-là, qui chevauche la vieille pierre, cette eau-là est neuve, jeune, joueuse, elle traverse pour la première fois ces troncs, ces paysages. La pierre millénaire, les troncs centenaires, eux, la regardent paisiblement s’évader, glisser sous leur regard calme de sédentaires. La rivière est jeune et espiègle, mais aussi vieille et calme. La parcourir, la réécrire, c’est essayer de comprendre que le temps de nos vies, c’est les deux à la fois. On pourrait la défendre sans la voir mais on ne pourrait pas comprendre comment certain·es y mettent une énergie presque inépuisable. Lutter avec passion pour notre environnement, proche ou lointain, c’est être un peu la roche, qui campe sur ses positions et regarde calmement la situation, et être un peu l’eau, qui ricoche et s’agite toujours vive et animée. Pour être la rivière, il faut la connaître, il faut la vivre, la voir, la lire. Les chiffres sont une entrée, mais la poésie, les mots, la vue d’un gros bouleau jaune plein de vie, c’est cela qui animera la force dans le cœur des défenseur·es des causes presque perdues, mais pas encore tout à fait.
Agin-Blais, Maude et Guillot, Juliette. 2024. Défense d'un lieu mouvant. Réécritures écologistes. Cahier virtuel. Numéro 9. En ligne sur le site Quartier F. https://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/defense-dun-lieu-mouvant
White, Kenneth. 1994. Le plateau de l’albatros : introduction à la géopoétique. Grasset. 362 p.