Démarche
Environnement Côte-Nord (CRECN) est un organisme à but non lucratif engagé dans l'environnement depuis plus de 30 ans. Il est actif sur le territoire de la Côte-Nord, qui représente environ le quart du territoire québécois et compte neuf communautés autochtones, trente-trois municipalités et six municipalités régionales de comté. CRECN offre plusieurs champs d’expertise en environnement dont la gestion des matières résiduelles, le développement durable, les actions climatiques et la conservation de la biodiversité. En partenariat avec plusieurs autres organismes et les communautés innues de la région, CRECN a pour principal objectif de promouvoir et sensibiliser les publics et décideurs à la protection de l’environnement. Notre réécriture porte sur le projet de conservation du site de la pointe de Moisie qui nous a inspiré en tant que lieu de cohabitation et d’harmonie entre autochtones, allochtones et de nombreuses espèces végétales et animales.
Nos réflexions ont été inspirées par les travaux de Timo Maran et Eduardo Kohn sur l’écosémiotique, mettant de l’avant les différentes formes de communication et d’interprétation des signes selon les espèces. Par l’entremêlement de faits réels et fictionnels, nous avons souhaité rendre compte des diverses perceptions possibles sur un même événement touchant un écosystème. L’élément déclencheur, une inondation qui a forcé le déplacement de la population humaine en dehors du site, est décodé sous de multiples facettes. En survolant divers modes d’expression littéraire et par l’intégration d’une hybridité stylistique, nous tentons de jouer sur les réseaux de sens. La combinaison d’un point de vue interne, de styles d’écriture inspirés par Tolkien, l’oralité et le scientifique font osciller le récit entre la polyphonie et l’unisson en créant un champ de tension nuancé qui élève la voix de la pointe de Moisie.
Pour l’écriture, nous nous sommes référés à plusieurs documents produits par le CRECN ou portant sur ce comité (site web, médias sociaux, études, communiqués de presse, rapports). Nous remercions Mme Caroline Cloutier, directrice générale adjointe du CRECN de nous avoir partagé cette documentation et donné la permission de reproduire les images.
ONDE DE TEMPÊTE
Histoire(s) de la pointe de Moisie
Dans les annales des temps anciens, où les récits se tissent comme des fils d’argent dans la trame du monde, se trouve la légende de la pointe de Moisie, une terre bénie et mystérieuse nichée à l’embouchure de la rivière éponyme. Sur la rive ouest du golfe du Saint-Laurent, elle s’étend tel un doigt de sable, une longue bande défiant les éléments avec une grâce immuable. Bien plus qu’une simple étendue de terre, c’est un monde à part, d’une rare beauté. Ici, la nature se dévoile dans toute sa splendeur, mêlant eau salée et eau douce, dans un entrelacement de foyers abritant une symphonie d’existences. La flèche de sable et le complexe dunaire, caractéristiques de la pointe de Moisie, témoignent d’une danse millénaire entre les vents, les vagues et les courants littoraux. Ce ballet incessant crée un écosystème vigoureux, où chaque grain de sable a son rôle à jouer. Les dunes, avec leur pouvoir d’absorption des énergies marines, protègent non seulement la terre des assauts de la mer, mais offrent également un sanctuaire aux plantes et aux animaux qui s’y trouvent. Ce paysage, baigné par les eaux tumultueuses de la rivière Moisie, est un havre de paix pour la vie aviaire. Près de cent soixante espèces d’oiseaux trouvent refuge dans ses dunes et ses boisés mélangés, en faisant un lieu privilégié pour y donner vie. De même, la rivière, avec ses vingt-deux espèces de poissons, offre un spectacle aquatique versicolore.
Au-delà des murmures des vents et du chant des vagues, des échos lointains résonnent dans les méandres du temps, rappelant une présence humaine désormais disparue. Vestiges de vie passée, des traces subtiles émergent parfois des dunes, rappelant aux observateurs attentifs l’histoire oubliée de ceux qui ont jadis foulé ces rivages. Ruines modestes ou artefacts érodés par les ans, ces reliques silencieuses témoignent d’un lien ancestral entre l’homme et la nature, un héritage immatériel qui s’efface lentement sous l’emprise du temps. Chaque grain de sable semble porter en son sein une histoire, une mémoire figée, attendant patiemment d’être découverte par les générations futures. Les vagues caressent doucement les rivages, comme pour effacer les empreintes du passé, mais les secrets de la pointe de Moisie persistent, résolus à ne pas être oubliés. Dans ce théâtre naturel, le présent et le passé se rejoignent, tissant un récit intemporel qui transcende les limites de l’humanité.
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Léopold Arsenault habite le village de la pointe de Moisie depuis maintenant trente-cinq ans et il y détient le magasin général depuis maintenant quinze ans, on peut donc dire qu’il connaît tout le monde. Léopold est toujours l’homme de la situation! Toujours prêt à sortir ses outils pour réparer, retaper, bricoler et rafistoler n’importe quoi. C’est d’ailleurs un peu grâce à lui que le village s’est reconstruit aussi rapidement après l’inondation de soixante, ce fut donc sans surprise qu’on vint vers lui pour participer à la construction du brise-lame devant la pointe. Aujourd’hui, le vent semble se lever et rappeler ce fameux incident de 1960. « Le brise-lame va pas laisser l’eau passer cette fois, je te dis! » nous avertit avec confiance Léopold quand on rentre dans son magasin.
On voit la berge au loin. Plus que quelques battements d’ailes. Le voyage fut long. Le vent ralentit l’arrivée du groupe de sternes pierregarins. Même si la température se réchauffe, le vent est beaucoup plus fort qu’à l’habitude. C’est mauvais présage. Il y a beaucoup de bruit sur la berge. Attendre que le danger disparaisse. Puis se mettre à l’abri. Bientôt le moment de la reproduction. Mais ça attendra que la tempête passe. Peut-être qu’il y aura beaucoup de débris pour faire son nid. Après.
Le vent s’entortille dans les tiges des élymes des sables. Ce changement imminent de météo n’a que peu d’incidence sur elles. Au fil des saisons, les élymes ont acquis une connaissance des tempêtes qui leur permet de résister aisément aux vents les plus violents. Ces graminées indigènes sont en quelque sorte les impératrices de la plage de la pointe de Moisie. Toutes connectées entre elles par un magnifique réseau racinaire, elles profitent du vent qui se lève en sachant très bien que les dunes sur lesquelles elles vivent survivront à la tempête grâce à la force stabilisatrice qu’offrent leurs rhizomes.
Ils ont vraiment choisi le moment idéal! Plus il y a de vagues… plus ça roule pour les capelans… et plus ça roule, plus ça pond… c’est tout un travail! Roule, roule, roule encore à chaque vague… pour pondre, à chaque vague, heureusement, les vagues sont favorables… heureusement. En plus, le sable de cette plage est parfait pour les œufs des capelans… ils doivent rester ensemble… en bande, c’est comme ça… ils ne s’éloignent jamais, pondent en groupe.
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15 mai 1968: Onde de tempête sur la Côte-Nord
Un courant d’air chaud provenant de la mer des Caraïbes, au sud des États-Unis, s’est formé lors de la première semaine du mois de mai 1968. La température de la surface de l’eau étant exceptionnellement élevée (26 degrés Celsius en surface), le courant a remonté la Floride et la Caroline du Sud à partir du 8 mai et s’est alimenté de ces températures chaudes (environ 10 degrés Celsius au-dessus de la moyenne) tout en restant en basse pression. Il a poursuivi sa montée vers le nord des États-Unis, et s’est retrouvé au Québec dans la nuit du 12 mai. Un courant froid issu de l’île de Baffin, situé dans la région du Nunavut dans le passage du Nord-Ouest, s’est lui aussi dirigé vers le sud à partir de la première semaine de mai.
Les données font état de la création d’une cyclogenèse cette même journée, engendrée par la force de Coriolis: la masse froide polaire et la masse chaude subtropicale sont entrées en collision pour former une dépression le 12 mai, qui s’est ensuite déplacée vers Sept-Îles et la pointe de Moisie la journée du 15 mai. Enregistrant des vents soufflant en moyenne à 90 km/h, avec des rafales pouvant aller jusqu’à 105 km/h, la tempête de latitude moyenne a été classée 10 sur l’échelle de Beaufort et présentait un diamètre d’environ 350 kilomètres. D’importantes lames à longues crêtes en panache se sont formées et la visibilité s’est fortement réduite. Le passage de la tempête coïncidait avec une marée haute de coefficient 102 montant à 1,94 mètre et de fortes houles de 3 à 4 mètres. La surélévation du plan d’eau est due à la chute de la pression atmosphérique liée à la cyclogenèse. Une diminution de 1hPa équivaut à une élévation de 1 cm du plan d’eau. Dans le cas de cette tempête, la pression a chuté d’environ 20 hPa en l’espace de 24 heures. Les ondes de la tempête ont dès lors favorisé la formation de vagues pouvant atteindre 7 mètres, accompagnées de fortes précipitations convectives de 31 millimètres en 24 heures. Ces conditions météorologiques extraordinaires ainsi que le phénomène de surcote ont causé d’importantes inondations et dégâts dans le secteur de la pointe de Moisie.
L’onde de tempête a d’abord jeté un silence assourdissant sur la pointe de Moisie. L’accalmie a fait place à un paysage meurtri par la rage du vent et des bourrasques. La montée des eaux a déposé des débris de toutes sortes sur la plage. Elle s'est retrouvée parsemée d’algues, de morceaux de toiture, de branches, de bouteilles en plastique, de filets de pêche rejetés. On y voyait des bouts de tôle ayant probablement appartenu au brise-lame qui a cédé sous la puissance de l’onde.
Les capelans ont continué leur ponte… comme si de rien n’était… étrangement, cette fois la ponte était plus rapide… de retour dans les profondeurs paisibles de l’estuaire du Saint-Laurent, ils n’ont senti ni l’acharnement du vent, ni la force de la houle. Leurs œufs, pondus sur la plage, sont restés intacts pour l’instant… il n’y a pas eu beaucoup de perturbation. Enveloppés dans les grains de sable du rivage, les œufs étaient cachés par les débris et attendaient patiemment l’éclosion… et d’être emportés par les vagues…
Dans les dunes, l’élyme des sables est restée indemne. Accrochée à ses longues racines souterraines, elle a gracieusement résisté aux rafales qui prenaient pour elle l’allure d’un doux zéphyr. Il semblerait que la marée ait eu une incidence sur les sables de la pointe. Alors que les premières pousses d’élymes se trouvaient à plusieurs mètres du littoral, même en haute marée, elles se retrouvent à présent submergées dans l’eau encore semi-saline du fleuve. À l’aide de leur réseau, elles se déplaceront plus haut sur les dunes, vers l’endroit où le soleil s’incline à l’aube.
La sterne revient sur la baie et se réjouit du spectacle. Le calme règne. La quiétude des lieux est revenue. Des branches de toutes tailles: des brindilles, des feuilles à perte de vue! Ça augure un nid solide et confortable. L’architecte se met au travail. L’élyme des sables offre un refuge idéal, à l’abri des regards. Les poissons roulent encore sur la plage… Bonne nouvelle! Les sternes vont pouvoir reprendre leurs forces. Et des provisions de nourriture, avant que les oisillons arrivent.
Léopold remplit son quatrième sac de débris. Le nettoyage l’aide à éloigner l’amertume et le désespoir de voir la pointe ravagée par cette tempête. Il déambule dans les ruines de son village maintenant méconnaissable. Le brise-lame a été réduit en miettes, le fleuve est sorti de son lit et a inondé la plupart des habitations. Une semaine plus tard, le verdict tombe. Les autorités décident de forcer l’abandon du village. Les habitants et habitantes doivent être relocalisés. Léopold est bouleversé, il doit abandonner sa maison, son magasin, sa routine, son chez-soi et sa vie. La pointe de Moisie perd un de ses résidants. La vie, sans la présence de l’humain, continue son cours.
Une autre saison estivale s’achève sur la pointe de Moisie. Les derniers rayons irisés du soleil viennent effleurer les dunes dorées, les élymes des sables ondulent sous la caresse de la brise du soir. La force de ses fondations maintient la pointe pour assurer un lieu de vie à ses cohabitants. À l’ombre de ses cheveux se trouvent des nids et des oiseaux. Les sternes nourrissent patiemment leurs poussins du capelan qu’elles ont chassé en plongeant et en piquant à la surface de l’eau. La baie est calme, la tranquillité est rétablie. Elles sentent la fin de l’été boréal qui approche et se préparent à migrer vers le sud pour un deuxième été. Le fleuve scintille encore quelques minutes alors que le ciel se teinte de nuances flamboyantes. Les capelans sont nombreux. Depuis quelque temps, davantage d’œufs parviennent à éclore. Il règne une douce harmonie sur la pointe.
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Manon Fontaine revient sur ce territoire ancestral pour la première fois depuis la tempête. La pointe, en plus d’avoir été son chez-soi, était un lieu où ses grands-parents retrouvaient leur communauté après avoir passé l’hiver dans leur territoire de chasse familiale. À la suite d’un long trajet pour descendre la rivière Mishta-shipit, ses ancêtres allaient célébrer et échanger avec les autres familles sur les plages de la pointe. Quelle joie de pouvoir revenir ici! Le territoire fut longtemps un poste de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson, mais plusieurs familles innues, dont celle de Manon, se sont installées définitivement sur la pointe, lors de la construction du village. Manon se dit qu’elle pourrait inviter ses amis de sa communauté de Uashat Mak Mani-Utenam à venir pêcher le capelan sur la plage, comme dans le temps.
Manon n’est pas la seule à profiter encore de la pointe de Moisie, quelques habitants du village n’ont jamais pu, ou jamais voulu quitter le village. Ils ont préféré transformer leur maison afin de pouvoir continuer à y vivre. Au moins pour les sternes, c’était plus tranquille. Mais elles devaient souvent se déplacer ou abandonner leurs nids. On ne respectait pas toujours leur espace de vie. Sans système de collecte de déchets, la pointe devenait tranquillement un véritable dépotoir, ce qui rendait la croissance de la végétation dunaire difficile. Les sols, privés de ces racines solides et fragilisés par les campements illégaux, voyaient l’érosion s’intensifier.
Il y avait aussi les véhicules de ces gens-là. Les sternes en avaient une peur bleue. Les œufs écrasés, c’était le comble. Tant de travail pour créer ce nid douillet et il finissait broyé par les roues. Pareil pour les élymes qui les protégeaient des vents. Au moins, il restait le capelan à manger. Ils venaient encore rouler les capelans… Ce moment où ils étaient le plus vulnérables au danger… Leur nombre semblait diminuer, dur à dire. La quantité de jeunes capelans qui naissaient durant l’été n’était plus aussi impressionnante que les fois précédentes… La seule chose que l’on savait vraiment, c’est que les grands poissons et les oiseaux s’attaquent à la bande… comme à l’habitude… mais il fallait essayer de rouler quand même.
« On nous oblige à quitter notre propriété »! s’indignent certains habitants de la pointe. Pourtant, Manon n’aime pas ce que la pointe est devenue, bien qu’elle y ressente encore un fort attachement, elle n’a plus envie de vivre dans les débris et le bruit. Elle veut retrouver sa pointe d’antan, où elle observait les capelans chaque printemps monter sur la plage à chaque vague et les élymes des sables se balancer sous le vent de septembre. Il est grand temps qu’on nettoie cette plage et qu’on lui redonne sa dignité.
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Là, où les vagues caressent doucement le rivage et où les vents murmurent les légendes oubliées, s’épanouit un jardin de renouveau, tissé par la magie des éléments et l’harmonie entre ses habitants. Au cœur de ce sanctuaire, la végétation s’épanouit, renouvelée par l’expansion des plantes déjà présentes et par les efforts des jardiniers de l’âme. L’élyme des sables, telle une gardienne vigilante, étend son empire sur les dunes endormies, insufflant la vie là où le désert semblait régner. Ce paysage dunaire, forgé par les échos des éons, fait à nouveau preuve d’une résilience pareille à celle d’un roc immuable. Les barrières d’ensablement, érigées avec l’habileté des artisans, protègent les rivages fragiles des assauts impétueux de l’océan, façonnant un havre de paix pour les êtres ailés et les voyageurs errants.
C’est ici, dans ce berceau de renaissance, que les murmures de la nature se mêlent aux chants des étoiles. Chaque recoin de la pointe de Moisie devient un théâtre enchanté, propice à la nidification et à la reproduction, tandis que les sentiers sinueux invitent les promeneurs à découvrir les mystères enfouis sous le sable doré. Dans cet éden retrouvé, l’âme de la Terre palpite au rythme de la vie. Les nuances chatoyantes du bleu du fleuve se mêlent à l’ocre des dunes, peignant un tableau d’une beauté ineffable. Le vert émeraude de l’élyme danse au gré du vent, tandis que la mélodie enchanteresse des sternes se mêle au roulement des capelans et aux foulées des marcheurs.
Et lorsque la douce brise, porteuse d’un bouquet de parfums envoûtants, caresse les visages, l’essence même de la pointe de Moisie se révèle. Dans chaque souffle, dans chaque murmure, réside l’écho d’une époque oubliée, où tous tissaient ensemble le récit éternel de la vie.
Danard, Jody, Ronco, Fabien et Thérien, Azalée. 2024. Onde de tempête. Réécritures écologistes. Cahier virtuel. Numéro 9. En ligne sur le site Quartier F. https://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/onde-de-tempete