Vie qui quoi?

L’ipséité dans le roman Testament de Vickie Gendreau

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Dans cet article, je vais tenter un rapprochement entre le roman Testament de Vickie Gendreau et la question de l’identité personnelle telle qu’elle est pensée par le philosophe Paul Ricœur sur la base, entre autres, de son analyse de Mrs Dalloway de Virginia Woolf. Les ressemblances formelles, d’abord stylistiques puis narratives, que les analyses de Ricœur aident à établir entre la prose de Woolf et celle de Gendreau permettent de voir comment le concept d’identité ipse éclaire le sens du roman. En retour,Testament aide aussi à comprendre certains des aspects de l’ipséité développés dans Soi-même comme un autre.

Les contrastes

La trame du roman Testament de Vickie Gendreau (2012) est la suivante: une jeune femme décède d’un cancer du cerveau à l’âge de 23 ans et lègue à quelques-uns de ses proches des clés USB contenant des textes poétiques qui leur sont adressés. Toutefois, à la lecture de ces textes se mêlent les réactions de ceux qui les reçoivent ainsi que, parallèlement, la description des symptômes, des traitements et des angoisses avec lesquelles la jeune femme est aux prises avant sa mort. Superposant ainsi plusieurs points de vue, événements, thématiques, le roman cherche à communiquer les mouvements d’une conscience inquiète, immergée dans son époque et confrontée à sa disparition imminente. Testament est une réponse poétique à cette mort qui ne peut empêcher le personnage principal du roman de croire obstinément en la vie, même lorsque celle-ci est triste ou blessante. «La vie est vulgaire et elle continue» (Gendreau, 2012: 27), affirme la narratrice alors qu’elle réfléchit au suicide d’un de ses amis: «On ne m’a pas appelée pour m’avertir que Max s’est tué. On me l’a appris par courriel. L’ami est mort et les gens n’arrêtaient plus de rire. Sur Facebook, les gens continuaient leur vie et moi de même. […] La vie c’est fragile et ça continue» (Gendreau, 2012: 25-26).

Maxime, le suicidé, sera le premier interlocuteur imaginaire du roman, le premier dont la voix se mêlera de manière soutenue à celle de Vickie. Si le personnage de Maxime occupe une position privilégiée en début de roman, c’est que sa mort est une mise en abyme. Elle sert à rappeler l’indifférence du monde devant la disparition d’une personne, elle avertit Vickie que sa propre mort prochaine risque d’être tout aussi uneventful pour les autres que l’est celle de Maxime.

Ainsi, les funérailles de Maxime, décrites par la voix de Raphaëlle, sont présentées en parallèle avec un texte de Vickie racontant le suicide d’un certain Thomas. Vickie écrit: «J’ai encore un ami qui s’est suicidé. J’ai un ami qui vient de mourir» (Gendreau, 2012: 61). Dans le texte poétique qu’elle lègue à Raphaëlle, Vickie ressasse les heures qui ont suivi la nouvelle du suicide et le peu d’effet que cela a eu sur elle, et ce, malgré ses efforts pour ressentir une émotion, pour trouver dans sa mémoire des images prégnantes de Thomas: «Tu fouilles dans tes souvenirs, tu arrives juste à te souvenir des détails inutiles, des moments insipides» (Gendreau, 2012: 65). Vickie est davantage troublée par son absence d’émoi que par le décès lui-même. Elle en vient à abandonner ses tentatives pour éprouver de la tristesse et décide de vaquer à ses occupations:

Quelqu’un est mort, quelqu’un que tu as connu, et ça ne t’empêche pas d’aller boire une bière entre amis […]. Tu te dis que toi quand tu vas mourir tu voudrais que les gens ne puissent pas faire ces choses-là, que ça ait plus d’effet sur eux. Tu veux, tu veux tellement pouvoir donner l’exemple, mais tu n’es pas capable. Tu es triste, mais pas assez (Gendreau, 2012: 70).

Comme le dit le philosophe Paul Ricœur, à un certain niveau, les préoccupations quotidiennes semblent avoir le dessus sur la mort: «la mondanité du monde l’emporte sur la mortalité de l’être-là» (1985: 239). Ricœur puise ici son vocabulaire dans Être et Temps de Martin Heidegger (1927), ce philosophe existentialiste qui oppose, d’une part, les préoccupations quotidiennes dans lesquelles l’être humain se trouve la plupart du temps et, d’autre part, les questions existentielles qui lui traversent l’esprit comme des éclairs d’authenticité momentanés.

On peut dire que, d’une certaine manière, le vrai drame du roman Testament se joue précisément dans cette tension intérieure entre le profond et le superficiel, entre le sacré et le profane, entre l’important et le trivial. À ce sujet, un des commentaires de Ricœur à propos de Mrs Dalloway de Virginia Woolf s’applique parfaitement à Testament: «L’art de la fiction consiste ainsi à tisser ensemble le monde de l’action et celui de l’introspection, à entremêler le sens de la quotidienneté et celui de l’intériorité» (1984: 195-196). Ce genre d’analyse donne une grille de lecture utile pour comprendre la composition de Testament:

Thomas se passait un tie-wrap autour du cou. Au même moment, dans mon ordinateur, Uffie poussait des portes et des figurants hors de son chemin. Thomas se pendait avec son tie-wrap autour du cou. Dans mon ordinateur, j’écrivais: Ryan Gosling est tellement sexy. Thomas mort attendait qu’on découvre son corps et moi, au même moment, j’achetais de grandes plumes blanches, un tutu blanc et un masque pour mon costume de cygne dans un magasin de la rue Mont-Royal. Toujours ces guenilles. Toujours ces contrastes. Toujours ce maquillage. Tel est mon drame: les vulgarités de la vie me rattrapent tôt ou tard, si pas aujourd’hui, demain, si pas tout de suite, tout à l’heure (Gendreau, 2012: 71).

Toujours un contraste, donc, entre la quotidienneté moyenne et la mort. Ici, les contrastes rythment le discours. Les monologues progressent en se balançant d’un extrême à l’autre: «J’ai envie de manger des cornichons. De m’immoler devant un parlement» (Gendreau, 2012: 127). Cette oscillation donne une texture à la prose. La tension narrative s’établit à ce niveau, dans l’aller-retour entre les deux extrêmes.

Le style de l’auteur est le premier aspect du livre auquel le lecteur est confronté. Plus encore que les thèmes eux-mêmes, c’est leur contraste qui intrigue, même si l’on ne sait pas toujours où le texte nous amène. Dans ses commentaires sur Virginia Woolf, Wayne Booth nous rappelle que le plus important chez cette auteure n’est pas l’histoire racontée, mais plutôt la sensibilité des personnages à travers lesquels le lecteur apprend les événements: «We read forward almost as much to discover further instances of sensibility as to discover what happens to the characters. The revelation of the whole, such as it is, is of the overall feeling rather than the meaning of events» (Booth, 1983: 143-144). On peut dire la même chose ici de Testament: ce qui compte, c’est d’abord la sensibilité des personnages, parce qu’il n’y a pas vraiment d’histoire. Le livre, qui débute par l’annonce du cancer, se termine à la «célébration de vie» (Gendreau, 2012: 153) de Vickie, c’est-à-dire à ses funérailles. Mais l’essentiel du roman n’est pas chronologique, les personnages n’apparaissent pas dans le récit en fonction de la causalité des événements racontés, mais plutôt selon leur sensibilité, selon ce qu’ils évoquent au sujet du personnage principal.


[Avec] le roman du courant de conscience1[,] le rapport entre intrigue et personnage paraît alors s’inverser: au contraire du modèle aristotélicien, l’intrigue est mise au service du personnage. C’est alors que l’identité de ce dernier, échappant au contrôle de l’intrigue et de son principe d’ordre, est mise véritablement à l’épreuve (Ricœur, 1990: 176).

La seule quête est identitaire. Mais les réponses à la question «qui suis-je?» sont recherchées non pas du côté de l’action des personnages, de ce qu’ils font, mais du côté de leur sensibilité, de ce qu’ils pensent et ressentent. C’est pourquoi la narratrice ne trouvera aucune réponse: «Vie qui quoi? Vickie Personne. Je suis tout le monde et personne en même temps» (Gendreau, 2012: 41). Et cette crise identitaire qui laisse sa marque sur la prose en organisant la construction phrastique des monologues, régit également l’imbrication des discours.

L’enchevêtrement des monologues

L’entrée du lecteur dans le monde du texte se faisant à travers une dizaine de consciences individuelles, les propos de chaque personnage sont sans cesse contredits et remis en doute. La «célébration de vie» de Vickie est présentée au lecteur à travers le personnage d’Anna, qui observe et commente intérieurement ce qui se passe autour d’elle: «On est tous réunis au parc Laurier pour la célébration de vie. Tout le monde boit du fort. […] Catherine boit du vin avec Samson. Ils ont acheté une poupée gonflable au sex shop. Elle est dans le sac rouge sur la table»  (Gendreau, 2012: 153). La remarque sur la poupée gonflable semble anodine. Pourtant, le lecteur sait que, contrairement à ce qu’affirme Anna, la poupée gonflable n’a pas été achetée dans un sex shop. Elle provient en fait de Vickie, qui l’avait léguée à Catherine environ 75 pages plus tôt: «CATHERINE -L’enveloppe a une forme étrange. Ça fait un tas sur mon comptoir. […] Il y aurait plus qu’un document, ça c’est certain. J’éventre l’enveloppe. La forme que je devinais, c’était une poupée gonflable» (2012: 78-79). On peut donc appliquer au monologue d’Anna, qui clôt le roman, le commentaire formulé par Dorrit Cohn à propos du monologue de Molly Bloom dans Ulysse de James Joyce:

Le fait aussi que nous sachions tant de choses que [le personnage] sait avant d’entendre sa voix silencieuse accroît notre plaisir, grâce aux multiples superpositions qu’on peut faire entre son monologue et le reste du livre, mais plus important encore, le fait que nous sachions tant de choses que [le personnage] ne sait pas ajoute à la lecture une dimension d’ironie dramatique (1981: 245).

Cet élément discordant entre le discours d’Anna et celui de Catherine semble avoir été placé là, en fin de roman, en guise d’envoi, comme une mise en garde finale à l’adresse du lecteur, pour lui rappeler de ne se fier à aucun des monologues, qu’il n’y a pas de point de vue vrai.

Les discordances viennent parfois, comme dans l’exemple d’Anna, d’un réalisme épistémologique: les personnages ne peuvent pas connaître ce que les autres ont vécu en leur absence. Mais, comme le dit très bien François Zourabichvili, il y a aussi la mésentente qui est constituante de l’intimité à deux:

ce qu’on appelle couple est d’abord mémoire double, divisée mais néanmoins à deux, divisée d’être à deux (deux mémoires supprimeraient le malentendu, mais il n’y aurait plus de couple). En effet, ma mémoire implique en l’occurrence la mésentente d’une autre, c’est-à-dire des souvenirs tels que l’autre me dise, d’un démenti de principe: "ce n’est pas ça" (2004: 125).

On vit les choses à deux, je suis dans les souvenirs de l’autre au même titre que l’autre est dans les miens. Mais le contenu de nos deux mémoires n’est pas complémentaire. Par exemple, dans Testament, Stanislas, l’«homme que [Vickie] aime, mais qui ne [l]’aime pas» (Gendreau, 2012: 139), oppose à plusieurs reprises sa vision des événements à celle de Vickie. Vickie écrit à Stanislas: «Tu dis: Je trouve ça cute une fille qui écrit. C’est comme un chat qui joue du piano. Tu as dit que c’était une joke, j’ai dit que ce n’était pas drôle. Je fais meow et je joue du piano» (Gendreau, 2012: 46). À la lecture de ce texte, Stanislas pense: «Ça ne finira ainsi jamais. Je lui ai expliqué que c’était une joke. Je lui ai dit qu’elle déformait mes propos. Elle m’a répondu quelque chose de flou» (Gendreau, 2012: 47). Les souvenirs impliquant deux personnes se contredisent généralement. Naturellement, c’est dans les relations sentimentales que les discordances sont les plus évidentes. À travers un enchevêtrement de monologues, les points de vue des personnages les uns sur les autres en viennent à se démentir mutuellement.
 
Dans le texte intitulé «Nipple Kidman.com», Vickie explique qu’elle aurait su pardonner à Stanislas son infidélité si elle avait cru qu’il l’avait quittée par amour pour une autre: «Il y a des choses qui nous dépassent. L’amour en est une, ça je le sais. L’affaire, c’est que je le connais Stanislas, il s’en crisse. Il veut juste saucer sa graine. […] Il n’existe pas de douche assez volumineuse pour contenir tout mon dégoût» (Gendreau, 2012: 19). Puis, à la lecture des textes, Stanislas se défend d’être tel que Vickie le dépeint: «Je passe pour un chien sale. Elle dit qu’elle a pris plein de douches à cause de moi. Mais au fond, j’ai su mériter son amour, jusqu’à la fin. […] Beaucoup trop intense comme fille» (Gendreau, 2012: 37). Avec la dernière remarque de Stanislas, c’est le jugement de Vickie sur Stanislas qui est discrédité.

Le discours des amants est très versatile. Il met en évidence le fait qu’il est toujours possible de voir les gens de plusieurs façons en même temps. Stanislas passe à plusieurs reprises de l’admiration au dégoût en lisant les textes que Vickie lui a légués. D’abord, il s’exclamera: «Pourquoi je ne t’aime pas? Sérieux. Tu es parfaite» (Gendreau, 2012: 50). Puis, deux pages plus loin: «Tu dis que tu es personne et tout le monde en même temps pour faire cute, mais en réalité tu n’es rien. Tu es du pus, c’est ça que tu es» (Gendreau, 2012: 52). Évidemment, tous les monologues sont inventés par l’auteure, et le livre ne s’en cache pas. Stanislas dira: «Tu prends mes cordes vocales, tu en fais du macramé. Tisse, petite conne. Tisse toujours plus. Fais-moi dire tout ce que tu espères entendre» (Gendreau, 2012: 50). Mais cela montre justement que, au fond, c’est l’auteur qui hésite entre des points de vue irréconciliables sur elle-même, qu’elle place dans chacun des personnages.

Le roman Testament, plutôt que de raconter une histoire au sujet du personnage principal, fait cohabiter une série d’histoires hétérogènes, discordantes, non synoptiques. Au lieu d’une «histoire cohérente et acceptable», il ne reste que «des bribes d’histoires à la fois inintelligibles et insupportables» (Ricœur, 1985: 444). Comme le dit Ricœur, dans les romans du courant de conscience, l’alternance des monologues intérieurs

confère une épaisseur psychologique aux personnages, sans jamais toutefois leur conférer une identité stable, tant les aperçus des personnages les uns sur les autres et sur eux-mêmes sont discordants; le lecteur est laissé avec les pièces détachées d’un grand jeu d’identification des caractères, dont la solution lui échappe autant qu’aux personnages du récit (1985: 197).

Testament pourrait ainsi être abordé comme un dispositif narratif qui permet d’explorer la question de l’identité personnelle sur un plan philosophique. En effet, «ces cas déroutants de la narrativité se laissent réinterpréter comme une mise à nu de l’ipséité» (1990: 177-178). Mais qu’est-ce que l’ipséité?

L’ipséité mise à nue

L’ipséité, c’est «l’identité comprise au sens d’un soi-même» (1985: 443). Ricœur distingue trois types d’identité. Le premier type est l’identité en tant que mêmeté, l’identité idem. Les personnes restent les mêmes, elles présentent des traits connus et réidentifiables à travers le temps. C’est une identité de la stabilité, de l’absence de changement. Mais comme pour le bateau de Thésée qui ne cesse de se transformer au fil des travaux effectués par les Athéniens (au point qu’on se demande s’il s’agit toujours du même bateau), les humains se transforment au cours de leur existence. Il est donc parfois difficile, voire impossible, d’identifier un élément, un trait de caractère, un substrat quelconque qui accompagne la personne d’un bout à l‘autre de sa vie. Pour Ricœur, le lien entre les différents états d’une même personne s’exprime alors par le récit que l’on peut faire de ses transformations, le récit de la vie de cette personne en question. C’est le second type d’identité: l’identité narrative.

Dire l’identité d’un individu […], c’est répondre à la question: qui a fait telle action? qui en est l’agent, l’auteur? Il est d’abord répondu à cette question en nommant quelqu’un, c’est-à-dire en le désignant par un nom propre. Mais quel est le support de la permanence du nom propre? Qu’est-ce qui justifie qu’on tienne le sujet de l’action, ainsi désigné par son nom, pour le même tout au long d’une vie qui s’étire de la naissance à la mort? La réponse ne peut être que narrative. Répondre à la question «qui?», comme l’avait fortement dit Hannah Arendt, c’est raconter l’histoire d’une vie. L’histoire racontée dit le qui de l’action. L’identité du qui n’est donc elle-même qu’une identité narrative. Sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution […] (Ricœur, 1985: 442-443).

Mais l’identité narrative est elle aussi fluctuante. Ricœur nous rappelle, à la fin de Temps et récit, que

de même qu’il est possible de composer plusieurs intrigues au sujet des mêmes incidents (lesquels, du même coup, ne méritent plus d’être appelés les mêmes événements), de même il est toujours possible de tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées (Ricœur, 1985: 446).


Ainsi, «l’identité narrative n’est pas une identité stable et sans faille» (446). Vickie Gendreau le montre abondamment par une dizaine de récits non synoptiques sur sa personne, tous divergents. C’est alors qu’entre en jeu le troisième type d’identité, l’ipséité. L’ipséité, c’est-à-dire le soi, est cette instance qui va réagir aux différentes interprétations possibles en faisant mentir celles qui lui déplaisent et en tentant de fonder par ses actions celles vers lesquelles il incline davantage. Quel genre de vie est-ce que j’aimerais avoir vécue?, tel serait l’épigraphe de l’ipséité. C’est la question qui guide les choix d’un sujet libre et responsable qui envisage sa vie en se projetant au-delà de sa mort. Ainsi, la mortalité de l’être-là que Ricœur oppose à la mondanité du monde est le moment propre à l’ipséité.
  
Il appartient donc à l’ipséité de choisir entre les multiples interprétations possibles de soi, c’est-à-dire entre les diverses identités narrativement construites par lui ou par les autres sur sa personne. Que vont faire les autres lorsque je vais mourir?, se demandait Vickie. Vont-ils vaquer à leurs occupations comme si de rien n’était? Elle craignait sûrement que sa mort soit «uneventful» (Gendreau, 2012: 15) comme l’effeuillage de la «belle Tatiana» (Gendreau, 2012: 15). Elle espérait que, quand elle allait mourir, les gens ne restent pas indifférents, que ça ait de l’effet sur eux. Ce genre de considération relève du domaine de l’ipséité.

On peut dire que le roman Testament, en tant qu’œuvre littéraire, est le fruit de cette crainte, celle de passer inaperçu, de mourir sans faire de vagues. Testament est une réplique poétique contre la mort. Devenir auteure était pour Vickie Gendreau un choix existentiel, une manière de façonner sa vie pour que le monde conserve d’elle une image excellente, une identité narrative qui lui apporte du bonheur. Ainsi, Testament ressemble à À la recherche du temps perdu de Proust, car le livre que le lecteur tient entre ses mains est le fruit de la quête identitaire mise en scène dans le livre même, une sorte de métalepse. La tâche a dû être pénible, écrire dans une course contre la mort, affaiblie par la maladie et les traitements. Mais c’est précisément ça, l’eudémonisme: faire ce qu’il faut, quand il le faut, comme il le faut, pour pouvoir s’estimer soi-même en se racontant sa vie.

En appliquant à Testament certains des concepts de Ricœur, on en est venu à approfondir la réflexion sur le roman de Gendreau. Maintenant, le fait d’observer dans ce roman le thème de l’ipséité permet de mettre en relief certains aspects de ce concept difficile à cerner. Si l’on se permet de spéculer sur l’ipséité en s’écartant un peu de Ricœur, on peut imaginer qu'elle est cet espace ouvert par les discordances narratives. Elle apparaît de la même manière que ce que Gilbert Simondon explique par rapport à la vision binoculaire:

Ainsi, Gilbert Simondon montre comment la vision binoculaire est la solution d’un problème posé par la coexistence de dimensions divergentes (les visions de l’œil droit et de l’œil gauche) dont les singularités –les potentiels divergents, disparates– sont intégrées dans une troisième dimension, la profondeur, qui englobe les deux premières (Lléres, 2006: 202-203).

C’est pourquoi les romans où s’enchevêtrent les monologues intérieurs, par l’effet cubiste qu’ils produisent sur l’univers diégétique, en viennent à mettre à nu l’ipséité. L’ipséité se déploierait entre les récits contradictoires sur la personne, car c’est la multiplicité des interprétations divergentes qui donne la liberté de choix essentielle à l’apparition de l’identité ipsé. Lorsqu’une seule identité narrative s’offre, l’ipséité n’aurait pas à se manifester, car le choix s’imposerait de lui-même. Mais, comme le dit Zourabichvilli: «L’agitation qu’on appelle "moi" serait cette course confuse d’interprétation non-coïncidente, peut-être l’idée d’un certain corps…» (2004: 125). En effet, une critique souvent adressée à Ricœur est la suivante: en opposant l’ipséité à la mêmeté et à l’identité narrative, Ricœur en vient presque à la réduire à une identité vidée de tout contenu. Que reste-t-il en fait de la personne lorsqu’on la dépouille de sa mêmeté et de toutes les identités narratives, bref, lorsque l’on met à nu l’ipséité?

On s’aperçoit, dans Testament comme dans Mrs Dalloway, que le milieu dans lequel évolue l’individu est constitutif de son ipséité. L’être humain «n’est pas posé "dans" le monde comme un poisson dans l’aquarium» (Schnell, 2005: 63). Le corps et le monde ainsi que tous les objets avec lesquels nous interagissons au quotidien font partie du soi:

Les fictions littéraires […] restent des variations imaginatives autour d’un invariant, la condition corporelle vécue comme médiation existentielle entre soi et le monde. […] En outre, en vertu de la fonction médiatrice du corps propre dans la structure de l'être dans le monde, le trait d'ipséité de la corporéité s'étend à celle du monde en tant que corporellement habité. Ce trait qualifie la condition terrestre en tant que telle et donne à la Terre la signification existentiale que, sous des guises diverses, Nietzsche, Husserl et Heidegger lui reconnaissent. La Terre est ici plus et autre chose qu'une planète: c'est le nom mythique de notre ancrage corporel dans le monde (Ricœur, 1990: 178).

On comprend que ces romans sont aussi des portraits fidèles d’un lieu et d’une époque. En éclairant une identité individuelle, ils jettent un éclairage sur tout un milieu. Dans Mrs Dalloway, Clarissa Dalloway est un «class symbol» (Ricœur, 1984: 196). Même l’Ulysse de Joyce, en présentant la vie intérieure de Léopold Bloom, fait le portrait de la ville de Dublin en 1904. Et Vickie est aussi un symbole de son milieu et de son époque. Elle écrit: «Montréal saigne et j’écris avec son sang» (Gendreau, 2012: 114). Testament, en plus d’explorer, ou plutôt précisément parce qu’il explore l’identité de Vickie, jette un éclairage cru sur le milieu littéraire underground montréalais de 2012. En tentant de répondre à la question «qui suis-je?» («Vie qui quoi?»), elle produit une puissante image de cette sous-culture. L’ipséité est solidaire des contingences de son milieu.

Le milieu concret auquel est intégré Vickie sert également de principe d’organisation dans Testament. L’ouverture simultanée des différentes enveloppes déposées çà et là à Montréal place le roman de Gendreau, comme plusieurs grands monologues intérieurs (on pense à des romans de Dos Passos ou de Claude Simon), dans la catégorie de l’écriture de la simultanéité: «Loin de n'être qu'une technique narrative, la simultanéité romanesque, utopie des volontés unanimes ou conscience contemporaine d'un monde pluriel et divisé, met en scène les visages contradictoires de notre modernité» (Viart, 1996: 4e de couverture). C’est le milieu qui, se substituant à la temporalité, met en lien les événements les uns avec les autres et permet «le retentissement d’une expérience solitaire dans une autre expérience solitaire» (Ricœur, 1984: 211) que Ricœur évoque à la toute fin de sa célèbre analyse de Mrs Dalloway dans Temps et récit.

Enfin, c’est aussi le milieu qui fait vibrer le sujet, qui le fait osciller entre les préoccupations quotidiennes et les questions existentielles, créant les mouvements intérieurs que nous avons observé au début de cet article dans la prose de l’auteur. «Pure vibration, l’intime requiert sans doute autre chose que soi pour vibrer, mais ne se reconnaît que dans une puissance unique de vibrer, et qui vibre de tant vibrer» (Zourabichvili, 2004: 123-124). Le sentiment d’identité des personnages dans le texte de Gendreau provient justement de cette puissance unique de vibrer. Mais ce qui met en branle le psychisme, c’est le milieu. On revient ainsi en conclusion aux premières observations sur le style de Gendreau, qui prend maintenant tout son sens à la lumière de la réflexion autour de la notion d’ipséité.

  • 1. L’expression «roman du courant de conscience» est la francisation de l’expression anglaise «stream of consciousness». Quoique des différences puissent être observées par certains théoriciens entre le stream of consciousness et le monologue intérieur, les deux expressions servent souvent à désigner le même objet.
Pour citer

Paul, Jean-Nicolas. 2019. Vie qui quoi? L'ipséité dans le roman Testament de Vickie Gendreau. Femmes ingouvernables: postures créatrices. Cahier virtuel. Numéro 5. En ligne sur le site Quartier Fhttps://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/vie-qui-quoi.

Référence bibliographique

Booth, Wayne. 1983. The Rhetoric of Fiction. Chicago. University of Chicago Press.

Cohn, Dorrit. 1981. La transparence intérieure. Modes de représentation de la vie psychique dans le roman. Paris. Seuil.

Gendreau, Vickie. 2012. Testament. Montréal. Le quartanier.

Heidegger, Martin. 1990 [1927]. Être et temps. Paris. Gallimard.

Lléres, Stéphane. 2006. «Autrui et l'image de la Pensée chez Deleuze». Multitudes. Numéro 25. Pages 199-210.

Ricœur, Paul. 1984. Temps et récit II. Paris. Seuil.

Ricœur, Paul. 1985. Temps et récit III. Paris. Seuil.

Ricœur, Paul. 1990. Soi-même comme un autre. Paris. Seuil.

Schnell, Alexandre. 2005. De l'existence ouverte au monde fini: Heidegger, 1925-1930. Paris. Vrin.

Viart, Dominique. 1996. Jules Romains et les écritures de la simultanéité. Villeneuve D’Ascq. Presses Universitaires du Septentrion.

Zourabichvili, François. 2004. «L’intime, le temps et le symptôme». Rue Descartes. Numéro 43. Pages 123-127.

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