Voyeuse

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Cahier référent

Le crayon me glisse des doigts.

La toque molle pend dans le vide de mes mots je ne peux plus respirer l’odeur de l’encre ancrée dans les narines le papier vorace de mon visage perdu il ne doit pas être bien loin pourtant je ne sais même pas si je veux le retrouver le papier me fixe les lignes de la page se resserrent sur mes ongles mes doigts mes mains mes poignets me coupent la circulation je suis bleue.

De l’air.

Je jette le crayon me lève avec précipitation j’enfile les premiers vêtements qui me tombent sous la main j’attrape mes clés et je descends les escaliers tonnerre en claquant la porte au passage ça va aller marche un peu tout va rentrer dans l’ordre tu ne vas pas mourir ça va aller regarde les feuilles les feuilles commencent à changer de couleur c’est beau les feuilles hein?

Respire.

Mon rythme cardiaque ralentit. Mes pas lui font écho. Je reprends tranquillement mes esprits. À l’intersection, je prends à droite en direction du parc.

Qu’est-ce qui ne va pas chez moi? Le vent se lève. Les feuilles bruissent en milliers d’éclats de verre entrechoqués. Comment se fait-il qu’à chaque fois que je tente d’écrire, je fige? Je prends une profonde inspiration. Pourquoi est-ce que je ressens le besoin vorace, existentiel, d’écrire si la seule idée de m’y mettre me donne des palpitations?

Je m’arrête en plein milieu de la promenade. Un détail, capté du coin de l’œil, une niaiserie a attiré mon attention alors que rien ne pouvait la fixer: deux mains, entre lesquelles se trouve un exemplaire d’Une chambre à soi de Virginia Woolf.

Suivre mon instinct.

Je me dissimule derrière un arbre. Malgré l’absurdité de la situation, je sais que je suis exactement là où il faut que je sois, en train de faire exactement ce que je fais. En tendant le cou, j’aperçois le dos de la fille à qui appartiennent ces mains. Elle lit sur un banc. Sortir une cigarette, l’allumer, faire comme si on ne fixait pas une inconnue dans un parc, derrière un arbre, en fumant. Elle semble plongée dans sa lecture, ce qui me laisse amplement le temps de la détailler. Ces longs cheveux aux sombres vagues, cette manie de les replacer d’un côté, puis de l’autre, ce grand dos courbé au-dessus d’une de mes œuvres préférées; une attraction naturelle.

Elle se lève. Je n’ose pas la regarder, de peur qu’elle remarque ma présence. De grandes enjambées la transportent rapidement hors du parc. Lorsque je suis certaine qu’elle ne peut plus me voir, j’observe la direction qu’elle emprunte. Ma poitrine résonne. Je ne peux pas me débattre. M’en sortir intacte. Tout autour, la noirceur se matérialise. Mes yeux cherchent les traces de ma proie. Elle tourne au coin de la rue. Sans réfléchir, je la suis. Je remonte mon foulard jusqu’en dessous de mes yeux afin de cacher mon visage. Ne pas se faire repérer. J’ai tout juste le temps de voir sa crinière disparaître dans l’embrasure d’une porte au troisième étage, qu’elle la ferme derrière elle.

Ça ne peut pas se terminer ainsi j’en sais trop peu c’est la première fois que quelqu’un exerce sur moi une telle fascination comme animale nécessaire mes sens sont en alerte elle m’est inconnue et pourtant je ressens une certaine urgence un besoin de savoir je dois poursuivre mon observation.

C’est vital.

Le seul moyen de parvenir à mes fins le plus secrètement possible, c’est de grimper. Une cascade de vignes fait office d’échelle. J’agrippe les tiges qui semblent les plus solides, puis j’entame mon ascension. Cet exercice me demande plus d’énergie que je le croyais. Le vide sous mes pieds paraît abyssal. Mes mains, tremblantes, parviennent tout de même à garder leur prise. En moins de dix minutes, j’arrive à me hisser jusqu’au balcon avant de son appartement.

Je me mets à plat ventre pour ramper jusque sous sa fenêtre. Je lève la tête: elle retire ses chaussures en faisant glisser ses pantalons sur le plancher. Ces jambes, racines et branches, dont le grain rappelle le papier. Un sapin tracé à l’encre noire sur la cuisse. Elle quitte la pièce. À son retour, j’entends une mélodie familière qui semble provenir d’une pièce plus lointaine. Cette envolée fulgurante de violons, la descente telle une plume vers l’ouverture en observation nostalgique, comme une promesse perdue:

She wore blue velvet
Bluer than velvet was the night
Softer than satin was the light
From the stars

Elle danse, tranquille, perdue à travers ses yeux, qu’elle serre, comme son cœur. J’épie ses moindres mouvements. La courbe de son dos, qui se frotte sur son pull de laine lilas, ses mains gracieuses, les cercles que ses doigts dessinent dans l’air, elle pivote, hypnotisée par la voix en arrière-plan. Tout aussi envoûtée qu’elle, je me lève et imite ses mouvements. Nous valsons de chaque côté de la vitre. Conscientes l’une de l’autre. Nos corps se rapprochent et je peux presque sentir la chaleur de son ventre de mon côté, à l’extérieur. Un souffle commun embrume la surface translucide. Nos doigts suivent l’ascension anxieuse des notes pianotées. La vitre est notre partition. Nous déposons nos paumes l’une contre l’autre. Je remarque que ses mains, souillées de sang et de terre, sont détachées de ses poignets. Migration du regard. Les miennes aussi. La buée se disperse. Nos regards se croisent.

Je lâche mon crayon. J’enfouis la tête dans mes mains. Des larmes se fraient un chemin à travers mes doigts pour s’échouer sur les pages noircies de mon cahier.

Entre ce que je fais et ce que je veux faire, c’est le risque qui mène la danse.

Je n’y peux rien.
Elle aura toujours mon visage.

Pour citer

Dugat, Élodie. 2018. Voyeuse. Quelqu'un d'autre. Cahier virtuel. Numéro 3. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/voyeuse

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