Ma grand-mère est partie. J’ai trois minutes pour la réciter, la résumer, faire perdurer sa mémoire, raviver son souvenir pour qu’ils continuent à l’aimer. Surtout qu’ils ne l’oublient pas, qu’il leur reste quelque chose d’elle qu’ils pourront raconter à leur descendance. Leur dire comme elle était belle avec ses yeux noisette, ses pommettes hautes et son petit nez d’Esquimaude. Elle ne ressemblait à personne dans sa famille et personne ne lui ressemblait parmi nous.
Alors, à ce qu’il paraît, il faut aussi que je tente de leur décrire sa voix chaleureuse, réconfortante, qui savait tout autant réprimander qu’encourager pour que même ceux qu’ils ne l’ont jamais côtoyée puissent l’entendre. Et leur décrire son odeur, cette eau de Cologne dont elle ne se séparait jamais pour que ma mère puisse l’inhaler encore une dernière fois. Je dois leur énumérer ses prouesses de jeunesse, son haut niveau d’athlétisme. Oui, elle a gagné une médaille un jour d’été en 1948, alors âgée de 18 ans, mais elle l’a égarée. Pourtant je jure l’avoir vue au fond d’un coffre en fer forgé, ou bien était-ce une photo d’elle la portant fièrement que je n’ai jamais pu retrouver, je suis navrée je vous l’aurais bien montrée. Bien sûr, leur rappeler sa rencontre avec mon défunt grand-père, au bord de la Seine. Une rencontre fusionnelle, passionnée. Je ne dois pas oublier de lui donner du relief en évoquant le sacrifice professionnel dont elle a fait preuve quand ma mère est née, elle a mis de côté son étincelante carrière de secrétaire pour que sa fille ne manque de rien. Oui, elle a soutenu son mari dans la construction de leur maison, tout était toujours lustré, les haies taillées, les meubles dépoussiérés.
Évidemment que non, jamais elle ne se plaignait, jamais elle n’était en colère. Mais elle s’en voulait terriblement d’avoir un jour eu le rôle de la matricide, c’est quelque chose qui la rongeait et elle n’en parlait pas souvent (à personne à vrai dire), mais tous les soirs (ce que je suis sur le point de vous révéler, c'est un secret entre elle et moi) elle répétait le prénom qu’elle aurait voulu qu’il ait, elle le répétait jusqu’à s’en faire exploser le cœur de remords, de culpabilité. Elle savait qu’elle emporterait ce meurtre dans la tombe et ça lui rongeait les nerfs. Je me suis interdit de vous le spécifier, mais c’est pour cela qu’elle a passé ses derniers jours en hôpital psychiatrique, agitant dans tous les couloirs un exemplaire de Médée. Hantée par le souvenir de cette coulée de sang, de ce fleuve qui avait inondé ses vêtements et souillé son âme à jamais. Elle les hurlait jour et nuit, ces quelques lettres que nous avons déjà tous oubliées, vous étiez tous persuadés qu’elle divaguait, mais elle se souvenait, elle l’appelait, expulsait ce prénom qui lui avait été marqué au fer rouge dans le cœur et qu’elle n’avait jamais pu dire à haute voix. Et maintenant qu’en dites-vous? Pensez-vous la connaître? Comment vous l’imaginez-vous?
À présent, sans m’en rendre compte, les larmes jaillissent, elles crissent contre les parois du monde, se fondent aux pleurs du ciel. Ma mère a son regard planté dans le mien, ses yeux azur me transpercent. Il est temps que je leur dise que je l’aimais et de m’en aller. Je vous en ai trop raconté, je vous ai tissé une trop grande toile de sa personnalité. Peut-être ai-je un peu trop brodé, épaissi ses contours pour que nous puissions tous mieux la voir, la saisir. Parce qu’elle m’échappe déjà comme elle nous a toujours filé entre les doigts et vous le savez.
Je me suis placée entre ma sœur et ma mère, j’ai cédé la parole à mon grand-oncle. Ma petite sœur me souffle à l’oreille que mon discours l’a émue, elle s’étonne d’avoir entendu que notre grand-mère pouvait ressentir quelque chose d’aussi intense. Elle l’a toujours pensée comme une bougie éteinte, un crépitement qui ne pouvait s’embraser. J’ai mal, ma mère me pince le bras pour que je l’écoute attentivement, elle me siffle que ce n’est pas parce que je me plais à écrire des histoires qu’il faut que j’en raconte sur tout le monde.
Apparemment, tu n’as jamais gagné de médaille ni eu la palme d’or de la maternité et encore moins avorté. Maman ne comprend pas pourquoi j’ai «encensé ta dépression, transformé ta folie», mais je ne l’écoute déjà plus, car je te revoie t’élancer sur la piste de course et prendre la tête. Je souris, tu portes une médaille dorée autour du cou. Tu me regardes et me vois sourire, cela me suffit.
Migliore, Clémentine. 2018. Oraison funèbre. Quelqu'un d'autre. Cahier virtuel. Numéro 3. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/oraison-funebre