Chère amie,
Je ne tiens plus, je t’écris déjà. Je n’arrive pas à croire que tu te sois envolée si loin! Il me serait impossible de partir vivre dans cette région du globe. Fait-il humide là-bas? Je déteste cela, les cheveux gonflent et la peau colle. Mais je me souviens comme tu aimes cette chaleur asphyxiante, celle qui pose un poids sur la poitrine, comprime ta trachée et t’oblige à engloutir des litres d’eau qui ressortent aussitôt par tous les pores de ta peau. Ça m’avait échappé! Alors, raconte-moi, es-tu exposée à la pollution des villes ou bien t’es-tu volatilisée plus loin encore? Ici, la glace a lissé l’asphalte. Le froid fait mal aux os, mais je ne frissonne jamais. Malgré l’avancement de mon roman, je demeure obsédée et effrayée que mes personnages restent vides, continuent de résonner creux. Car je crois que pour produire un bon roman, on doit les sentir vivants. Mais vivants comment? Les miens s’absentent dès lors que j’arrête d’écrire. La nuit, ils ne me visitent pas, je ne les entends jamais se bousculer dans ma tête et pourtant je suis habitée par l’écriture, je fais cela toute la journée, les idées ne cessent de se bousculer dans ma tête.Tu sais ce que ça fait, perdre le contrôle, devenir l’encre, la plume et l’écriture jusqu’à se perdre soi-même. Mais pour que mes personnages vivent, il faudrait que je puisse les accoucher, les expulser de mes pensées, leur donner ce qu’il faut pour qu’ils deviennent autres. Il faudrait peut-être que je me perde à jamais, que l’écriture me vole à moi-même pour de bon.
Allez, je te partage mon premier jet sans plus attendre.
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«J’ai l’impression que je mens plus que les autres. Je mens tout le temps, avec tout le monde.»
Ce qui se joue devant moi m’apparaît de façon très particulière. J’ai l’impression d’assister à un moment cinématographique. Imaginez, je suis la seule spectatrice dans l’obscurité d’une salle de cinéma, je mastique mon pop’ corn pendant que l’étudiant sur grand écran chuchote: «Je mens tout le temps avec tout le monde.» Sa confidence me percute. Il n’en sait rien mais je mens encore plus que lui.
Écrire, mentir, ça commence avec une explosion de particules. Vous savez, vous les connaissez, ces mots qui passent de bouches à oreilles, ces mots perdus, détachés. On se plaît à les vider de leur substance, à leur mêler nos propres maux. Mais les mots ne sont qu’un assemblage de lettres, un jeu de résonnances, un vol de plus pour les écrivains.
+ + +
L’enfant dort paisiblement. Je regarde une rediffusion de Dracula et j’en frémis de plaisir. Le babyphone se fond dans l’obscurité, mais je discerne sa petite lumière bleue. Mes paupières s’alourdissent et je me sens fondre, tomber mollement dans le sommeil.
À mon réveil, la lumière bleue est éteinte. Des clefs résonnent depuis le fond du couloir. Je me redresse pour attraper mon sac au pied du canapé. Mes yeux picotent. J’éteins la télé, puis me dirige dans la cuisine. C’est toujours dans la cuisine qu’ils me paient, j’ai appris à anticiper.
—Tout s’est bien passé?
Le mari me fixe. J’acquiesce docilement. Je retiens un bâillement.
—Excuse-nous du retard.
Il me tend la liasse de billets. Sa femme entre dans l’appartement. Elle retire ses escarpins rouges. C’est à son tour de me fixer.
—Merci pour ce soir. Chéri, donne lui dix de plus. La petite ne s’est pas réveillée?
—Je ne l’ai pas entendu pleurer, mais le babyphone est mort. Il faudrait changer les piles.
La femme s’avance dans le couloir.
Au moment où je franchis le pas de la porte d’entrée, j’entends celle de la chambre s’ouvrir et je me rends compte que j’ai oublié mon livre sur la table de la cuisine. Je me retourne vers le mari pour lui demander si je peux aller le récupérer. Mais à l’instant précis où mes yeux se posent dans les siens, un cri strident retentit, écorchant tous les murs de l’appartement. Le mari court rejoindre sa femme. Je me retrouve seule, la tête alourdie par le sommeil. Je sais ce qui l’attend.
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J’arrête d’écrire, il est l’heure de rentrer. Les étudiants saisissent leurs cahiers, papiers, stylos, sac à dos et s’évaporent dans les couloirs. Mes pas me mènent au métro où je me fonds dans une foule asphyxiante. Je dois me rendre à mon babysitting habituel. Mes organes se tordent. Je pense à l’enfant asthmatique de mes cauchemars. Il y a des nuits où je me plais à le priver d’air. J’ai mal au cœur. Un peu comme lors de ma première chicane d’adolescentes. Mon ancienne meilleure amie m’avait dit: «La vie n’est pas un de tes fameux livres tordus.» À l’époque, j’avais laissé courir, je n’avais pas les mots pour lui rétorquer quoi que ce soit. Mais maintenant je trouve tragique, voir même déplorable que les livres ne forgent pas sa réalité. Arrêtons de ne le dire qu’à voix basse, la littérature, la réalité, elles sont interchangeables, que mon ancienne amie le conçoive ou non. Souvenons-nous qu’elles nous poussent toutes les deux à voir le monde, à y vivre, à y mourir.
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Un jeune policier m’interroge.
—Veuillez me répéter le déroulement de la soirée, mademoiselle.
—Les parents sont partis vers vingt-une heures. J’ai mangé le reste du poulet à la sauce tomate comme ils me l’avaient recommandé. Je suis allée voir l’enfant. Elle tétait encore sa tétine, mais ses paupières commençaient à se fermer. Je l’ai donc laissée à ses chimères. Je suis allée au salon pour lire. Vers vingt-trois heures, l’enfant a pleuré. Ça m’a dérangée dans ma lecture. J’ai changé sa couche, qui avait débordé. Je suis restée dans la chambre, à attendre qu’elle se rendorme. Après, je suis retournée au salon et j’ai allumé la télé. Il devait être minuit. C’était presque la fin de Dracula, je me suis assoupie. Les parents sont rentrés.
Le policier me dit que je peux y aller, qu’il me rappellera s’ils ont besoin de moi. J’ai dû laisser mes coordonnées, au cas où. En partant, je jette un dernier coup d’œil à la femme. Elle ne regarde plus personne, elle fixe un point dans le vide, elle semble loin, perdue. Je descends les escaliers de l’immeuble en courant. Je cours jusque chez moi, trébuche à moitié en entrant dans ma chambre. Mes doigts cherchent de quoi écrire.
Je passe une grosse partie de la nuit à vomir de l’encre. Jusqu'à la veille, je me moquais souvent des pulsions créatives des écrivains et voilà qu’il m’arrive quelque chose de similaire. Je suis sortie de ma folle nuit d’écriture comme ceux qui s’enferment des semaines entières dans leur bureau; le teint gris, les yeux rougis, mais pétillants d’adrénaline. Il est quinze heures lorsque Simon entre dans ma chambre. Son souffle me réchauffe, je le sens dégringoler de mon oreille jusqu’à mon coccyx.
—Qu’est-ce que tu fais aujourd’hui?
—Je suis occupée, du travail pour les cours, un enfant à aller chercher à la crèche.
Je lui dirai plus tard qu’il me faut trouver une autre garde pour arrondir mes fins de mois. Mais je ne lui expliquerai jamais la raison. La mort de l’enfant m’embête fortement. J’ai dû sacrifier ma matinée à chercher une nouvelle famille.
Imaginez-vous, du haut de votre vingtaine, déjà le nez dans la merde et dans la bave. Vous vous bouchez les oreilles quand elle pleure. Vous devenez dingue, mais impossible d’arrêter le bruit. Vous essayez quand même de la consoler. Vous la bercez pour qu’elle s’endorme et priez pour que ça dure jusqu’au lendemain matin. Mais rien n’y fait, elle crie toujours.
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Je me rappelle que cette dispute avec mon ancienne amie a mis fin à une amitié vieille de huit ans. Depuis, j’ai réfléchi plus en profondeur à cet adjectif, ce «tordu», dont on m’a accusée. Il ne paraît absolument pas adapté à la situation. Trop faible, pas assez risqué. Les branches des arbres peuvent être tordues, mais les livres? Ne les sous-estimons pas. Les livres sont sales, monstrueux, ils sont une imposture de grande envergure. Des litres de sang tachent les mains des auteurs de romans policiers. N’est-ce pas horrifiant? L’écriture me pourrit les doigts, gangrène ma réalité, me contamine. Je tue, torture, fais jaillir du sang de toutes ces entailles que je tranche à partir du réel. Je vous appelle complices. Et comme de précieux joyaux, je collectionne vos visages rubis. Mon offre s’adapte à la demande, n’êtes-vous pas tout aussi coupables que l’auteur qui plante sa plume dans la chair fraîche? Mon œuvre est une vitrine de carcasses et de bébés asphyxiés. Mais pour la plupart d’entre vous, je n’écris que des livres tordus. Me voilà avec un bel alibi.
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Dans la rue, j’ai l’impression que quelqu’un me suit, que quelqu’un se doute de quelque chose. Cette nuit, j’ai revu l’enfant. Sa bouche minuscule en forme de cœur de pêche, comme un beau bébé tombé dans le sein de Morphée. Mais le fruit s’est mis à pourrir, ses lèvres se sont teintées d’un mauve verdâtre. Mon cœur s’est accéléré à la vue de ses paupières ouvertes. Lorsque son visage déformé et cramoisi m’est apparu, j’ai hurlé aux parents: «le bébé ne respire plus!» J’ai baissé les yeux. Mes doigts se gonflaient de sang. J’ai fini discrètement par desserrer la cordelette rouge autour de mes doigts. Ensuite, un silence total. J’articulais des syllabes que l’obscurité de la chambre ravalait. Les parents secouaient leur nourrisson dans tous les sens. Il me semble que sa tête se décrochait au moment où je me suis réveillée. Haletante. En sueur. Il fait si chaud ces derniers temps.
Je me souviens que je n’ai pas ramassé le courrier, alors je m’empresse de me rendre à la boîte aux lettres. Je découvre quelques relevés de compte, des factures et une lettre adressée à mon nom. Ma gorge se noue. Je panique. J’arrache à moitié l’enveloppe. Je n’arrive pas à croire ce que je lis. La lettre est un récit, un compte rendu de mes dernières vingt-quatre heures. L’écriture s’avère identique à la mienne. Serait-il possible que l’on m’ait vue dans la chambre de l’enfant? Mais que dis-je! J’ai simplement changé une couche pleine, non? Il ne me reste qu’à répondre à cette lettre afin de me laver de tous soupçons.
***
Alors, qu’en penses-tu? J’attends avec impatience ton retour. Encore une chose, tu vas certainement mourir de rire, mais ce que j’écris me rends parano. J’ai retrouvé, il y a quelques jours, un de mes anciens textes. Peut-être t’en souviens-tu? C’était l’histoire d’un meurtre camouflé en mort subite de nourrisson. Le meilleur dans ma découverte, c’est que j’avais complètement oublié m’être octroyé l’homicide! Entre nous, je n’ai aucun souvenir d’avoir écrit ce texte. Mais aucun doute, c’est bien mon écriture. Quel phénomène étrange maintenant que j’y repense. Je dois t’avouer que lors de mes relectures, j’ai systématiquement l’impression que quelqu’un d’autre est l’auteur de mes textes. Comme s’ils ne m’appartenaient pas. Pourtant, j’éprouve tout de même un sentiment de satisfaction. Je sais qu’il s’agit de mon œuvre, j’en éprouve une grande fierté. Ce n’est peut-être pas si extraordinaire, lorsqu’on dédie sa vie à l’écriture. Les allers-retours entre fiction et réalité brouillent parfois les frontières. À moins que la vie ne soit qu’un livre tordu, n’est-ce pas ce que tu avais l’habitude de me dire? Ah j’ai toujours apprécié cette pensée, aussi terrorisante soit-elle. Je dois reconnaître que je serai effrayée de vivre dans un de mes livres. Tu les connais, ils sont à la limite du supportable. Je t’entends déjà me dire: «Voici un exécrable tissu de mensonges». Je te répondrai que finalement, la matière noire n’est plus un mystère.
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