Dans son essai sur le roman contemporain transgressif, Sabine Van Wesemael répertorie les écrits subversifs de la postmodernité en identifiant des auteurs masculins; Frédéric Beigbeder, Michel Houellebecq, Chuck Palahniuk, Irvine Welsh, Bret Easton Ellis et bien d’autres. Les autrices subversives, quant à elles, manquent cruellement à l’appel. Est-ce à dire que la pratique de la subversion, en littérature, serait davantage l’apanage des hommes? Bien entendu que non, car de Maggie Nelson, à Elizabeth Wurtzel, en passant par Kathy Acker et Nelly Arcan, les figures féminines de la transgression abondent, même si elles ne semblent pas avoir droit de mention au même titre que leurs homologues masculins.
Cette sous-représentation chronique de nos contemporaines à la plume irrévérencieuse se conjugue au mutisme criant des chercheur.e.s et critiques à l’égard du travail de leurs prédécesseures. Ainsi, des écrivaines comme Marguerite Porete, condamnée au 13e siècle pour son énigmatique ouvrage intitulé «Le miroir des âmes simples et anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d’amour», sont gravement menacées de sombrer dans l’oubli. Cependant, nul besoin de chercher loin, ni de reculer outre mesure dans le temps pour rencontrer de grandes rebelles oubliées: nos consœurs québécoises, féministes de surcroît, en font partie. Ces dernières sont à l’origine d’une foule d’écrits transgressifs, ayant prouvé, par leur qualité, leur fougue et leur originalité, la nécessité de s’inscrire dans la postérité.
En avance sur leurs consœurs françaises, mais accusant un certain retard face à leurs voisines anglo-saxonnes, les militantes féministes québécoises ont fait l’objet de nombreuses études dans le domaine des sciences humaines et sociales. Toutefois, les écrivaines féministes, œuvrant en périphérie, ont quant à elles beaucoup moins retenu l’attention des chercheurs en littérature. En effet, selon Lucie Lequin, «on considère plutôt séparément le mouvement des femmes de l'écriture des femmes. Pourtant, si les militantes se sont démarquées par leurs gestes audacieux, les premières écrivaines portent souvent, comme leurs descendantes, les paroles de la transgression.» (231-232)
Mais qui, de nos jours, outre nous peut-être, femmes ingouvernables, lit encore Éva Sénécal, Medjé Vézina, Madeleine Gagnon ou Jovette Bernier? Trop peu de gens, il va sans dire. Guidée par une volonté de restaurer la mémoire de cette sororité subversive, je me propose d’étudier les écrits de deux écrivaines féministes s’étant frayé des parcours inspirants: Nicole Brossard et Louky Bersianik. Les cas du Désert Mauve, paru en 1987 aux éditions de l’Hexagone, et de L’Euguélionne, publié en 1975 aux éditions de La Presse, m’apparaissent particulièrement évocateurs et riches: d’abord, par leur remise en question singulière des métarécits issus du discours dominant, ensuite par leur écriture-palimpseste et leur hybridité formelle, et finalement par leur exploration et leur réappropriation du langage.
L’Euguélionne
Née Lucille Durand en 1930, Louky Bersianik fait partie, comme Nicole Brossard, d’une nouvelle génération de femmes lettrées, formées au collège classique. Suite à l’obtention d’une maîtrise en lettres françaises à l’Université de Montréal, elle se met à écrire pour la radio, la télé, le cinéma et participe à de nombreuses revues. Comme Brossard, Bersianik écrit énormément de poésie, malgré que très peu de ses poèmes soient publiés. Louky Bersianik serait, aux dires de la femme politique et écrivaine Andrée Ferreti, un des secrets les mieux gardés de la littérature québécoise. C’est avec L’Euguélionne, son premier roman, qu’elle perce enfin la scène littéraire. Son humour tranchant, aussi jouissif qu’incisif, sert une parole rebelle qui s’oppose de façon virulente aux idées patriarcales. Bersianik se lance dans un genre hybride, à cheval entre la théorie et la fiction, la poésie et la parodie.
L’Euguélionne se présente comme une réécriture des Évangiles, une anti-Bible, farcie d’allusions intertextuelles au grand livre. Le roman de Bersianik est ainsi découpé en trois parties évoquant l’Ancien Testament, le Nouveau Testament et l’Apocalypse. Le récit va comme suit: une extraterrestre débarque sur Terre à la recherche d’une planète positive, où elle espère enfin trouver un mâle de son espèce. L’Euguélionne est une Déesse, un Dieu femme, issue de la Sainte Trigynie: fille de Wondjina, la mère éternelle, et de la Cervelle suprême. Le mot «trigynie» renvoie au concept de gynilité, néologisme créé par Bersianik afin d’inventer un alter ego puissant à celui de «virilité», proprement masculin et sans égal féminin. L’auteure ne se limite pas au cadre imposé par la langue; puisque si celle-ci met le féminin à mal et à l’écart au lieu de l’exprimer fidèlement, alors il ne reste plus qu’à la réinventer.
Bersianik ne se limite pas non plus à l’intertexte en lien avec le texte sacré; elle nous abreuve également d’une ribambelle d’isotopies ironiques se référant aux figures marquantes du patriarcat, notamment Freud qu’elle appelle «St Siegfried» et Stendhal qu’elle affuble du surnom –freudien, par ailleurs– «Stadanal». De nombreux renvois aux héroïnes femmes, de fiction ou de chair –la Sagouine, Alice au pays des merveilles, Sylvia Plath, Manikoutai et la Statue de la Liberté– creusent l’essence d’une culture féminine forte. Par ailleurs, L’Euguélionne raconte les trajectoires de ses consœurs –Exil, Omnicronne, Deltanu, Epsilonne, Sigma, et bien d’autres–, cédant son omnipotence afin d’écouter la parole d’un maximum de femmes pour que jaillissent leurs voix plurielles. Ainsi, leurs récits féminins s’emboîtent et se répondent, comme autant de poupées russes, et, dans cette mise en abyme, le particulier semble toujours répondre au général. Comme en écho à Nicole Brossard qui écrit, dans La version des femmes du réel: «Une femme qui écrit et qui publie transforme toujours, quelque part, un peu de ce que chaque femme imagine d’elle-même et des autres» (Boisclair: 115), Bersianik, à travers la parole de l’Euguélionne, fait émerger les récits de ses consœurs, réelles ou imaginées.
Malgré la densité du livre, la cadence est rythmée, parfois à la limite de l’étourdissement, par les différents modes d’énonciation: scènes, dialogues, chansons, élans poétiques, etc. Les allusions au théâtre sont par ailleurs nombreuses, car Bersianik y projette le jeu de faux-semblant qu’induit la culture patriarcale. Les injustices et disparités, loin d’être naturelles, démontre-t-elle, sont le résultat d’une orchestration, d’une mise en scène déguisée en réalité, où les rôles des acteurs sur Terre sont assignés a priori, par une force absconse et injuste. Ces emprunts à la forme théâtrale dans la narration servent donc à dépeindre cette grande comédie humaine qu’est l’institution patriarcale.
La scène s’éclaira par petites secousses lumineuses extrêmement rapides qui donnaient l’illusion à l’œil qu’elle tournait sur elle-même. Dans ce mouvement étourdissant de stroboscope, un immense globe terrestre absolument dégueulasse et tout dégoulinant fit une apparition saccadée. Il tournait lui aussi sur lui-même tout en tournant autour de la scène.
Une multitude de toutes petites filles –chargées sans doute de le nettoyer, car elles étaient armées de brosses, de balais, de seaux, de torchons– la ceinturait fermement en son équateur tout en s’essoufflant pour suivre sa course effrénée. Elles semblaient tenir à lui par une attraction toute terrestre.
Parfois, l’une d’elles, n’allant pas assez vite, était éliminée du cercle cinétique et faisait une chute brutale sur la scène où elle se dissolvait en une petite flaque brune. (2012:143)
L’extrait manifeste une portée symbolique des plus évidente: les femmes sont des petites filles chargées de nettoyer cette terre «absolument dégueulasse», tout en s’essoufflant pour se maintenir en orbite. Dès lors qu’elles ralentissent, faillant à leur rôle de ménagère, elles chutent et se changent en flaque de merde. Le monde ne s’arrêtera donc pas de tourner pour ces femmes dont la marche bifurque de la voie assignée. Et ça, Bersianik le sait: ce n’est pas demain la veille que les choses vont changer. Tout au long du récit de L’Euguélionne, l’autrice tente d’ailleurs de remettre au jour cette bataille qui est loin d’être gagnée, et ce malgré le ressac des deux vagues féministes passées.
Malgré le sérieux du propos, on ne peut ignorer l’humour cinglant de Bersianik, qui s’aventure du côté de la surenchère comique. Pour l’autrice, l’humour représente un outil critique servant à dénoncer les multiples non-sens du patriarcat. En elle-même, cette posture humoristique vient déconstruire les attributs de genre; l’humour n’est-il pas un ressort traditionnellement réservé aux hommes? N’est-ce pas un fait connu que les femmes sont moins drôles et plus dramatiques? Bersianik prouve le contraire en installant, même dans les descriptions des grandes injustices, des effets comiques.
Grâce à la ridiculisation et à la dérision, l’auteure remet en question les prétendus acquis féministes, éraflant au passage les théories post-féministes, qui sont apparues dans les années 70, juste avant la parution de son œuvre. À ce titre, elle revient sur une revendication chère du moment, le souverainisme. Au cours d’une discussion avec Gamma, l’Euguélionne dit:
Je comprends les efforts de ton peuple pour conquérir son indépendance […], et tes chants patriotiques me touchent beaucoup. Mais je m’intéresse davantage aux larmes de ta mère qu’à celles de ton peuple. Car, à quoi servira-t-il à ce dernier d’être libre si la moitié des patriotes reste enchaînée? Et si les mères continuent à troquer leurs larmes de calcite contre des hors-d’œuvre et amuse-gueules de pacotille? (2012:152-153)
Ainsi, demande l’Euguélionne, à quoi bon l’indépendance si elle ne sert pas tout le monde? Dans le même ordre d’idée, Bersianik fait de nombreuses allusions parodiques au plafond de verre et aux misères du mariage: «Au deuxième acte, dit l'Euguélionne, on apporta quatre murs de verre dans lesquels on fixa la jeune mariée à l'aide d'une chaîne.» (2012:122) Aucune possibilité d’équivoque ici: Bersianik fait du sacré, des sacro-saintes valeurs québécoises, un objet problématique.
Cette réécriture biblique est l’occasion de tout renverser, de tout bouleverser: de la sexualité, aux institutions, en passant par la politique et le genre. Dans un article intitulé «Réécrire/le/au féminin», Lise Gauvin analyse la forme palimpseste employée par Bersianik qui, en revisitant un texte traditionnel, s’active à désactiver les incongruités les plus ancrées:
L’ironie de la forme ne rend que plus efficace la portée manifestaire d’un texte dont l’un des principaux enjeux est de jeter les bases d’une langue et d’une culture au féminin. Ainsi l’Euguélionne énonce-t-elle, en fin de parcours, la transgression comme seule norme acceptable et seul précepte digne d’être suivi: «Transgressez mes paroles et les paroles de tous ceux qui vous parlent avec autorité. (14)
«jeter les bases d’une culture au féminin», c’est bien ce que vers quoi Brossard tend aussi avec Le désert mauve. Et si certaines méthodes diffèrent, l’essentiel se recoupe: transgression, hybridité, écriture-palimpseste, mise en abyme, et réappropriation du langage. Bersianik et Brossard, à une dizaine d’années d’intervalle, ont entrepris un double travail similaire: celui de remettre en question les acquis d’un monde qui les recalent au deuxième sexe et de développer une écriture proprement femme.
Le désert mauve
Parmi l’explosion d’autrices féministes de sa génération, Nicole Brossard s’est illustrée de façon remarquable. Non contente d’être à l’origine d’une panoplie de projets littéraires et culturels, elle fonde également un journal –Les têtes de pioches– et une maison d’édition –L’intégrale éditrice–. Sa pratique d’écriture est très diversifiée; Brossard investit aussi bien la poésie, que la dramaturgie, l’essai que le roman. Sa plume militante, aussi affirmée et revendicatrice que celle de Bersianik, s’inscrit pour sa part du côté du désir et de la sensualité. Bien que leurs ouvrages diffèrent sensiblement, Le désert mauve n’en transmet pas moins le même message que L’Euguélionne: «Il faut absolument être rebelle» (1993:110), nous dit Brossard.
Le désert mauve est lui aussi divisé en trois parties, s’engageant à son tour du côté de l’écriture-palimpseste. La première partie est constituée d’un livre mis en abyme intitulé Le désert mauve. Ce livre, écrit par une autrice américaine dénommée Laure Angstelle et publié aux éditions fictives de L’Arroyo, est trouvé au hasard d’une librairie par une Québécoise, Maude Laures. La lectrice développe un véritable amour pour l’énigmatique ouvrage et formule le projet d’en restituer la parole en le traduisant. La deuxième partie, qui a pour titre «Un livre à traduire», se présente comme un dossier d’analyse incluant des notes de lecture de Maude Laures, des recherches thématiques et lexicales, ainsi qu’un dossier appelé «L’homme long», qui dévoile quelques clichés du visage et de la chambre d’hôtel du personnage masculin anonyme. La troisième et dernière partie, Mauve l’horizon, se donne à lire comme la traduction achevée du Désert mauve par la lectrice-traductrice, Maude Laures. À l’hybridité textuelle, Brossard ajoute une dimension visuelle, car outre le dossier photo, on trouve les couvertures des deux livres en abyme: celle du livre à traduire, Le désert mauve, et celle du livre traduit, Mauve l’horizon. Dans un ouvrage dirigé par Marisa Zavalloni intitulé L’Émergence d’une culture au féminin, auquel Brossard et Bersianik ont participé, l’auteure de L’Eugélionne écrit: «une de nos missions fondamentales est de créer les réseaux culturels capables d'explorer le passé et le futur à la recherche de notre mémoire sans laquelle nous ne pouvons survivre» (Bersianik, 1987: 125). C’est bien ce que Brossard se propose de réaliser à travers l’épopée de traduction du Désert mauve: restaurer la mémoire des femmes et inscrire leur discours dans un futur éminent et immanent. Maude Laures s’emploie ainsi à déchiffrer une parole singulière de femme, dans laquelle elle se retrouve, au-delà de son opacité. Elle s’excite à écouter une singularité altière afin de la mettre au jour. L’étymologie du verbe exciter revêt d’ailleurs, pour Brossard, une importance particulière puisqu’il provient de excitare, qui signifie «mettre en mouvement», «faire naître et inciter». Comme chez Bersianik, cette hybridité assumée de Brossard incite à faire naître d’autres discours de femmes et à les mettre en mots autrement.
Dans la première partie écrite par Laure Angstelles, le personnage de Mélanie manifeste sa peur de ne pouvoir dire. Cette peur en masque une autre, en filigrane, celle de ne pouvoir se faire comprendre: «J’étais maintenant entrée dans la peur de l'indicible, dans la fureur des mots, sans le vouloir j'abdiquais dans le silence.» (52) Comme en réponse à cette peur, Maude Laures répond au personnage de Mélanie dans la deuxième partie: «S’astreindre à comprendre, ne rien négliger malgré le flot dévergondé des mots. Susciter de l’événement. Oui, un dialogue. Obliger Mélanie à la conversation. L’installer au bord de la piscine et la faire parler» (60). Cette entreprise de traduction, des mots de Mélanie le personnage, à Laure la traductrice, puis de Laure le personnage, à nous, lectrices, incarne une mise en abyme puissante qui évoque le dialogue entre Brossard et son lectorat. Brossard se place en position d’interlocutrice et de traductrice, entre la matière du discours de ses personnages et ses lectrices. Ce dialogue et cette traduction, pour Brossard, passe par la réécriture, puisque la première partie est bel et bien livrée en français. On a beau passer du français au français, l’idée n’en est pas moins de trouver une langue à soi, de se réapproprier des mots qui nous échappent pour en refomenter le sens. «Nous n'avons d'autre repère que nous.», écrit Maude Laures. «Nous sommes entourées de signes qui invalident notre présence.» (161) S’entrevalider, se donner, entre femmes, légitimité et substance, voilà ce à quoi s’emploient Maude, Mélanie, Laures et, bien entendu, Nicole Brossard.
Comme Louky Bersianik, Nicole Brossard manipule la langue, l’envisage comme un matériau neuf, une pâte à remodeler, et les échos entre Le désert mauve et L’Euguélionne sont retentissants. Le personnage de la narratrice de la première partie du Désert mauve, une adolescente de 15 ans du nom de Mélanie, côtoie celui de sa mère, Kathy Kerouac, et de l’amoureuse de celle-ci, Lorna Myher. My her, comme «la mienne elle» ou «ma elle». Les jeux de mots sont fréquents dans ce triptyque qui n’est pas sans rappeler la «Sainte-Tryginie» de l’Euguélionne. On retrouve également le personnage de Grazie, décrite comme une sœur éloignée de Mélanie, née pourtant de père et de mère différents. Mélanie explique en ces termes leur statut de sœurs: «leurs mères [les] avaient nommées ainsi un soir alors que toutes deux enceintes s'étaient séduites et partagées comme un espoir de vingt-quatre heures. Nous étions des filles espérées dans la nuit de nos mères amantes.» (53) La sacro-sainte famille cède ici le pas à la sororité.
Dans Le désert mauve, les femmes s’aiment, se (re)connaissent et se supportent, tandis que les hommes brillent par leur absence. Hommes absents si ce n’est que de cet homme long, obsédé par les chiffres, les explosions et la destruction, qui plane comme une ombre inquiétante sur le récit, s’immisçant ça et là entre la narration de Mélanie. L’homme long, qui en viendra à assassiner Angela Parkins, une géomètre dont la mère de Mélanie n’a de cesse de parler, semble impuissant. Impuissant de sexe, mais pas d’esprit, car l’homme long hante l’ouvrage, impose sa présence diffuse comme une menace. En revanche, Angela Parkins, sa victime, incarne la sensualité féminine et l’action. Elle est en ce sens l’emblème de la figure lesbienne, désirante et désirée.
Le corps d’Angela Parkins est fanatique, rempli d’urgence. Il bondit comme un animal fougueux, capricieux, voltige et plane éperdument […] Je ne connais pas vraiment Angela Parkins et voici pourtant nos corps rapprochés un instant […] Nous sommes inséparables et distantes en pleine éternité. (49-50)
L’homme long réagit furieusement à ce désir lesbien, le tue parce qu’il ne peut y répondre lui-même. Dans son ouvrage La lettre aérienne, Nicole Brossard écrit justement, à propos de cette sexualité dont l’homme est exclu; «toute lesbienne est intolérable parce qu'elle déçoit, offense ou invalide le sens patriarcal. Elle défie le sens commun. Elle rend folle de bonheur et fou d'horreur.» (109)
Après que les corps de Mélanie et d’Angela Parkins se soient mêlés l’espace d’une soirée dans la danse, portés par la musique et la nuit, l’homme long, devenu l’hom’oblong dans Mauve l’horizon, sévit. Ainsi, le corps chaud et mouvant d’Angela Parkins gît ensuite inerte et Mélanie achève sa narration du Désert sur ces mots énigmatiques: «Il y a des mémoires pour creuser les mots sans souiller les tombes. Je ne peux tutoyer personne.» (130) Mais qu’entend par-là la narratrice? Se réfère-t-elle à ce «nous» si important, qui désigne une communauté englobante féminine, creusant le souvenir, loin de ce «tu» qui sépare au lieu de rapprocher? Qu’essaie donc de nous dire Brossard? Les réponses sont nombreuses, les hypothèses infinies, et au fond, c’est dans cette ambiguïté dépourvue de finalité que réside le jeu d’exploration du langage propre à Brossard, articulant et désarticulant, tricotant et détricotant pour laisser entendre plutôt qu’affirmer. La parole de Brossard s’oppose ainsi au dogme, comme celle de Bersianik, qui déjoue le discours évangélique. Leurs entreprises sont polymorphes, hybrides et hétérogènes. Et comme l’explique Patricia Smart, l’émergence d’une culture au féminin doit nécessairement passer par cette bigarrure:
Il faudrait donc que la modulation différente de la pensée qu'est le féminisme soit autre chose que la temporalité linéaire et homogène de la tradition patriarcale, qu'elle épouse le rythme de l'expérience individuelle, qu'elle soit une «écoute», une pensée qui habite le réel et qui coïncide avec l'expérience du lieu originel. N'ayant pas pris part à la démarche impérialiste de la pensée patriarcale, les femmes sont dans une situation privilégiée pour donner une voix à ce silence, c'est-à-dire à ce qui est resté non pensé dans la culture patriarcale (104; l'auteure souligne).
Cette nouvelle formulation, qui passe, chez Brossard et Bersianik, par une hybridité de genres ne s’arrête pas ici au seul genre littéraire, mais se déploie, plus largement, au niveau du gender. Elle se veut excentrée, autonome, et par le fait même, naturellement transgressive. Comme l’explique Claudine Potvin,
En pratiquant l'hétérogène et l'hybridisme et en refusant l'immobilisme et la fixité des règles et des conventions génériques établies, ces écrivaines entendaient se donner une langue et un code qui leur permettraient de s'échapper des cadres littéraires traditionnels, élaborés en territoire masculin, de les repenser en termes utopiques tout en repositionnant les "genres féminins" à l'intérieur de la théorie du gender. (62)
Redéfinir le genre et le gender est une entreprise qui passe par la réappropriation de la langue, par la réécriture et le palimpseste. C’est qu’il faut inscrire le discours de la transgression par-dessus et à travers tous ces autres qui confinent la vérité dans des espaces restreints: la féminité, le mariage, la religion, la langue…
Les ouvrages de Bersianik et de Brossard n’ont perdu ni de leur importance ni de leur pertinence en 2019. Les backlashs, ces mouvements de recul qui succèdent constamment aux avancées, démontrent que le combat a peu changé depuis les années 1970 et 1980, et loin sommes-nous encore de l’ère tant attendue du post-patriarcat. D’aucuns croiront ces formes féministes, hybrides et transgressives, éteintes. Or, il n’en est rien: les écrits de nos prédécesseures marquent encore ceux de notre génération; nous portons encore la trace de ses luttes et mutineries. On peut penser par exemple aux voix féminines en alternance chez Mikella Nicol, au paroxysme autodiégétique chez Maude Veilleux, à la poésie en prose, mêlée au synopsis et aux allusions intertextuelles chez Vickie Gendreau et à l’intégration de listes, de conversations électroniques et d’échanges épistolaires chez Lily Pinsonnault: toutes ces explorations formelles, en apparence innocente, sont des tentatives pour saisir une langue qui échappe sans échopper. Encore, nous en sommes à façonner notre parole singulière de femmes. Encore, nous persistons à transgresser un langage et une littérature que les hommes se sont appropriés et encore, nous peinons à être écoutées. Les mots de Nicole Brossard et de Bersianik ont su faire émerger une culture au féminin, il est de notre de devoir de la faire proliférer. Et la création d’une sororité engagée est sans cesse à refaire. Ainsi, laissons-nous sur ces mots de Brossard, qui nourrissent les miens, et qui admettent un «je» que je fais nôtre:
je ne crois pas que l’on puisse être une femme rebelle sans la solidarité des autres femmes, sans avoir en pensée son sujet d’identité, d’intérêt et de désir. Il me semble important aussi de dire que pour moi une femme rebelle est une femme ludique et qu’elle est bel(les) ensemble comme le sont les créatrices, les fricatelles, les urbaines radicales, les penseuses hot dont j’aime les soupirs, les colères, la ludicité, les jeux de mots. (1993: 110-111)
Demers, Marie. 2019. Féminisme et transgressions romanesques: L’Euguélionne de Louky Bersianik et Le désert mauve de Nicole Brossard. Femmes ingouvernables: postures créatrices. Cahier virtuel. Numéro 5. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/feminisme-et-transgressions-…
Bersianik, Louky. 2012. L’Euguélionne: roman. Montréal. Typo. (1976).
Bersianik Louky. 1987. «Arbre de pertinence et utopie». Dir. Zavalloni, Marisa, éd. L’Émergence d’une culture au féminin. Collection «Femmes». Montréal. Éditions Saint-Martin. p.117-132.
Boisclair, Isabelle. 2004. Ouvrir la voie(x): le processus constitutif d’un sous-champ littéraire féministe au Québec, 1960-1990. Québec. Nota Bene.
Brossard, Nicole. 2010. Le désert mauve: roman. Montréal. Typo.
Brossard, Nicole. 1988. La lettre aérienne. Montréal. Remue-ménage. (1985).
Brossard, Nicole. 1993. «Ludique critique et moderne rebelle/scribelle». Dir. Koski, Raija Hellevi, Kathleen Kells, et Louise Forsyth, éd. Les discours féminins dans la littérature postmoderne au Québec. San Francisco. EmText. p. 108-111.
Ferretti, Andrée. 2011. L’oeuvre de Louky Bersianik: un secret bien gardé. Nuit blanche, magazine littéraire, (122). p. 44–46.
Lequin, Lucie. 1992. «Les Québécoises, une autre révolution?». Dir. Andersen, Marguerite, et Christine Klein-Lataud. Paroles rebelles, coll. De mémoire de femmes. Montréal, Québec: Saint-Laurent, Québec. Remue-ménage. p. 219-234.
Potvin, Claudine. 2001. «De l’utopie féministe comme genre littéraire». Dir. Dion, Robert, éd. Enjeux des genres dans les écritures contemporaines. Cahiers/ Centre de Recherche en Littérature Québécoise (CRELIQ) 27. Québec. Nota Bene. p.59-79.